Entre la farce et la réflexion songeuse, un vrai-faux polar éditorial qui pousse plus loin que jamais la mise en abyme et la destruction du quatrième mur. Savoureux, alerte et incisif.
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Copenhague – Nouvelle victime de l’Esquimau
Presque distraitement, Delafeuille fit glisser l’information sur sa tablette, puis revint en arrière et cliqua sur le lien. L’article était relativement bref.
Ulla Rzstrmorg, la jeune fille retrouvée en cinq morceaux dans la forêt de Grnd dans la matinée de vendredi, serait elle aussi une victime du tueur en série connu sous le nom d’Esquimau. La police a confirmé que le modus operandi était identique. Ulla Rzstrmorg est la sixième victime de l’Esquimau à ce jour.
Delafeuille soupira, revint sur la liste, fit défiler une série de titres qui l’informaient de façon lapidaire que l’Europe traversait une crise économique sans précédent, la première de cette envergure depuis l’année dernière. Et que le Paris Saint-Germain avait écrasé l’AS Saint-Étienne. Il fut incapable de se souvenir du reste. Depuis qu’elles lui parvenaient sous forme numérique, les nouvelles ne retenaient que difficilement son attention. D’abord, il y en avait trop. Les choses semblaient se télescoper sur son petit écran de voyage. Et de toute façon, il ne voyait pas quoi y faire. En quoi pouvait-il influer sur les décisions de Poutine, l’issue de la guerre en Syrie ou le destin de Coca-Cola ? Pouvait-il même modifier le score en faveur de l’AS Saint-Étienne ? L’âge et la fatigue y étaient peut-être pour quelque chose, mais Delafeuille ne pouvait nier qu’il était de plus en plus désinformé.
On sait, au moins depuis « Les dix meilleurs films de tous les temps » (2016) et « Un petit chef-d’œuvre de littérature » (2018), à quel point Luc Chomarat aime à jouer avec les codes des genres littéraires et des exercices de style, critiques ou autres, pour produire d’étonnants textes hybrides venant joliment secouer les certitudes apparentes d’un monde littéraire qui perd toujours davantage ses repères historiques. Pour sa plus récente aventure, « Le dernier thriller norvégien », publié en mai 2019 à La manufacture de livres, l’auteur renoue avec les protagonistes principaux de son « L’espion qui venait du livre » (2014) et avec la tonalité beaucoup plus mi-figue mi-raisin, en somme, de son « Un trou dans la toile » (2016).
Ici, l’éditeur Delafeuille, toujours davantage blanchi sous le harnais et toujours davantage déphasé dans un univers de l’édition où il prend peu à peu les traits d’un authentique dinosaure, est en mission à Copenhague pour arracher de haute lutte, face à des consœurs et confrères prêts à en découdre, les droits de traduction du nouveau best-seller annoncé dans la lignée des ventes tonitruantes de polar nordique de ces dernières années, alors même qu’un authentique tueur en série rôle dans les rues enneigées de la capitale danoise.
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Il serra la main tendue. L’homme se renversa à nouveau dans son fauteuil, sans cesser de le dévisager.
– Méfiez-vous. Il y a pas mal de tueurs par ici. C’est le climat, ça les rend fous.
– Pardon ?
– L’amok. Vous en avez entendu parler ?
Delafeuille fronça les sourcils.
– Stefan Zweig ?
– Absolument pas. Holmes. Et vous êtes bien Delafeuille.
– Mais oui. Mais… Comment le savez-vous ?
– Les deux personnes qui discutent dans le box, là-bas. Bien malgré moi, j’ai entendu leur conversation, et je dois dire qu’ils manquent de la plus élémentaire discrétion… c’est pourquoi j’ai préféré me déplacer jusqu’ici.
Delafeuille hocha la tête. Holmes eut un imperceptible sourire.
– J’ai cru comprendre que ce monsieur et cette dame se trouvent à Copenhague pour négocier les droits de traduction d’un auteur local. À un moment donné, la femme a dit : « Je crois savoir que Delafeuille est aussi sur le coup. Le vieux grincheux devrait être là aujourd’hui ou demain. » À cause de l’éclairage tamisé, et aussi parce qu’ils semblent assez fascinés par leur propre discours, ils n’ont pas remarqué votre présence. J’ai immédiatement vu, aux regards furtifs que vous jetiez dans leur direction, que vous, par contre, vous les connaissiez bien, et redoutiez visiblement qu’ils viennent vous saluer. Vous vous êtes imperceptiblement déplacé, de façon à ce que cet élégant luminaire leur dissimule votre physionomie. Et vous venez d’arriver à l’hôtel… De là à conclure que vous étiez le « vieux grincheux » aimablement évoqué… Évidemment j’aurais pu vous googliser, mais cela ne m’a pas paru nécessaire. Et puis, c’est moins amusant.
L’éditeur ne put retenir un sourire.
– Belle démonstration. C’est digne de… (Delafeuille fronça les sourcils.) Comment avez-vous dit que vous vous appelez ?
– Holmes. Sherlock Holmes.
– Très drôle.
– Qu’est-ce que ça a de drôle ?
Delafeuille se renversa sur son siège. À son tour de montrer ses capacités de raisonnement.
– Vous ne pouvez pas être Sherlock Holmes, pour trois raisons, et l’une d’elles suffirait. La première : Sherlock Holmes est un personnage de fiction.
– Un personnage de fiction… C’est intéressant.
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À peine passées les premières pages introductives, Luc Chomarat plonge ses personnages, éditeurs comme créatures réputées d’emblée fictives, dans un tourbillon légèrement carnavalesque, pratiquant joyeusement le dynamitage pirandellien du quatrième mur du théâtre comme la parodie débridée d’un certain type de thriller / polar, en effet, pratiquant une mise en abyme sauvage au moyen d’un exemplaire fantôme du livre dont il est question tout au long, qui contient largement celui que vous êtes en train de lire vous-même, lectrice ou lecteur. Jean-Marc Laherrère note avec raison sur son blog (ici) que « Le dernier thriller norvégien » ne va peut-être pas aussi loin esthétiquement dans cette direction que le célèbre « Continuité des parcs » (1959) de Julio Cortazar, et j’ajouterai qu’il ne place sans doute pas autant de vertige dans son incision que le « Suprême » (1996-2000) d’Alan Moore. Mais il pratique l’exercice, sous couvert d’humour, d’une manière également plus salutairement brutale, me semble-t-il, et nous force, de manière inexorable, à nous interroger, tout en riant ou souriant : qu’est-ce qui fait fiction ? qu’est-ce qui fait littérature ? Et il le pratique avec une singulière élégance, car tout en parodiant avec une férocité burlesque les clichés et poncifs qui encombrent un champ éditorial une fois devenu pur terrain de manœuvres marketing et commerciales, il rend aussi un superbe hommage à Maj Sjöwall, Per Wahlöö, Henning Mankell ou encore Jo Nesbø, par exemple, séparant avec une belle sensibilité le bon grain de l’ivraie (non nommée, elle, et laissée à l’imagination de la lectrice ou du lecteur) au sein du vaste ensemble du polar nordique.
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Discussion
Rétroliens/Pings
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