La mystérieuse solitude assumée d’un peintre islandais, cherchant l’âme de l’arbre et aussi bien autre chose, au nord d’un certain monde et au cœur de la nature.
x
Ce jour-là, il faisait sombre et quelques gouttes de pluie tombaient du ciel à la dérive quand je me suis engagé dans la vallée, là où la forêt s’étale en haut des pentes. J’avais un petit sac à dos et j’ai marché d’un bon pas le long de la rivière limpide, par un sentier étroit entre les troncs des mélèzes aux effluves balsamiques aigrelets.
Le sentier était un peu boueux par endroits et je grimpais sur les souches pour ne pas me mouiller les pieds. J’éprouvais comme d’habitude la joie singulière de m’être enfoncé loin parmi les arbres au point de ne voir plus que des fûts et des branches ; c’était comme si la couleur verte soulageait une tension intérieure.
Quand je suis arrivé au sommet de la colline, là où les épicéas, hauts et droits, poussent au plus serré, une clairière m’est apparue sur la droite. Et dans cette clairière, tapissée de hautes herbes et de campanules, une jeune femme en imperméable rouge était assise en tailleur, apparemment plongée dans une profonde méditation. Je me suis arrêté pour la regarder. Elle avait les cheveux foncés, était immobile, les yeux fermés. Sans être moi-même porté le moins du monde sur la méditation, j’hésitai à la déranger de son union avec la vie universelle et me contentai de l’observer un moment avec bienveillance avant de poursuivre mon chemin. Elle venait probablement du camping d’en bas, de l’autre côté de la rivière, juste en face de ma caravane.
Au nord de l’Islande, au pied de l’un des plus grands glaciers de l’île, coule une rivière, la Sandá. Au bord de cette rivière, un village un peu décrépit, aux commerces réduits peu à peu au strict essentiel, et un peu plus loin dans les bois, deux campings souplement assemblés autour d’une cabane de garde forestier. C’est ici que le narrateur, artiste peintre qui eut jadis un début de renommée, s’est exilé volontairement, entre sa caravane d’habitation et sa caravane-atelier, encore plus frugale. On ne saura jamais les raisons exactes de ce séjour prolongé à la campagne, entamé depuis quelques mois, car ses confidences monologuées et chuchotées à la lectrice ou au lecteur resteront toujours parcimonieuses sur certains sujets. Que ce soit en juillet ou août, à proximité des nombreux estivants venus rivaliser de barbecues le temps d’une villégiature, ou en novembre ou en décembre, lorsque le froid et la solitude étendent aisément leurs petits empires, il laisse ses pensées flotter librement, entre tentatives, fort éloignées de sa pratique précédente, d’atteindre par l’huile ou l’aquarelle l’essence même des arbres qui l’environnent, entrecoupées de plongées rêveuses dans la correspondance de Vincent Van Gogh ou les mémoires de Marc Chagall, et obsessions fugitives nées du hasard de fort rares rencontres en forêt, telles telle de la mystérieuse femme à l’imperméable rouge.
x
Après avoir lu tout mon soûl, je fais d’habitude une sortie pour passer à la caravane-atelier, où je reste quelque temps à mélanger des couleurs et à tripoter des pinceaux, sans toutefois tracer plus de quelques lignes sur la toile ou sur une feuille. Il me manque la force intérieure que je possédais avant ; c’est comme si l’esprit et la main ne travaillaient plus ensemble, s’étaient séparés après une longue union, entretenant presque une aversion réciproque. C’est une impression singulière que je ne peux guère relier à des circonstances exétrieures, bien qu’il y ait évidemment un lien avec ce qui m’est arrivé ces deux dernières années. Tout cela n’est pas ce qui compte le plus, c’est l’instant présent qui importe, le fait que je sois ici maintenant. Seul, mais pas forcément abandonné.
Mes caravanes se trouvent dans un village, ou plutôt une agglomération de caravanes parquées dans une cuvette ou un creux au-dessus de la rivière Sandá. Je suis à la périphérie de ce petit village. Entre les roulottes, il y a des bouts de pelouse et des arbres, beaucoup d’arbres, ce qui fait que l’endroit est à l’abri de la plupart des vents. C’est surtout la brise du nord qu’on craint ici au printemps, avec son froid mordant venu du glacier. C’est maintenant le plein été et il y a foule dans les caravanes. Quand je suis arrivé au printemps, c’est à peine si on voyait un seul individu, et je déambulais tout seul au milieu de ces boîtes métalliques qui, à première vue, me faisaient penser à des habitations de Martiens, sorties d’un film américain d’anticipation ou d’une histoire de Ray Bradbuty, à ceci près qu’il y avait plus de végétation autour. Les vastes étendues au-delà de la rivière glaciaire étaient en revanche comparables à l’aspect du quatrième satellite du soleil : pas un brin d’herbe, rien que des nappes de sable rougeâtre à perte de vue.
x
Poète, traducteur notamment de Richard Brautigan, passionné par les peuples autochtones d’Amérique du Nord, romancier sur le tard, l’Islandais Gyrðir Elíasson réussit un pari feutré et audacieux avec ce texte relativement court (130 pages), publié en 2007 et traduit en français en 2019 par Catherine Eyjólfsson chez La Peuplade. Passerelle étroite glissée entre une inspiration bucoliue et politique éventuellement arrachée au Henry Thoreau de « Walden », et pouvant alors se réclamer de toute une tradition du nature writing américain, et une danse subtile avec les attentes de la lectrice ou du lecteur, distillant une inquiétude qui ne dit pas son nom, une étroite association de rêveries et de fantasmes non déclarés au milieu des arbres et des eaux libres, « Au bord de la Sandá » orchestre en douceur une vraie-fausse méditation, menée au pas forestier, qui, sous couvert d’élucidation patiente d’un rapport entre l’homme et son environnement, se penche secrètement sur nos identités solitaires et nos rapports aux autres, lorsque nous ne faisons que les croiser. Sans lourdeurs symboliques, sans affectations grandiloquentes, Gyrðir Elíasson nous offre un texte rare, tout en retenue et en suggestion, sur l’inscription dans le monde et sur la fuite, sur le flottement et sur la résolution, qui nous saisit en puissance au détour de son sourire mélancolique et élégiaque.
Le murmure de la rivière me parvient avant que je m’endorme. Au-dessus du lit est accroché un autre tableau, qui était là avant moi et que j’ai laissé en place. Il représente un homme sur un radeau descendant un fleuve de la forêt vierge – très mal peint d’ailleurs -, mais j’y ai perçu tout de suite une sorte de force primitive, et cet homme solitaire dans la pénombre, au fil du fleuve, m’est devenu curieusement proche, d’une certaine façon. Je me suis à redouter avec lui chaque soir qu’il y ait en aval des chutes ou des rapides périlleux et j’allais jusqu’à prêter l’oreille dans la nuit, mais n’entendais que le murmure étouffé de la Sandá.
x
Discussion
Pas encore de commentaire.