Entre amours et amitiés, entre estuaire du Saint-Laurent, Alpes, Berlin et Prague, une quête véloce, enjouée et curieusement poétique de la bonne dose de légèreté.
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Le choix est là selon le besoin. L’idéal serait de penser en dehors de la boîte, de s’aventurer en soi, loin au fond, et de situer la résistance à sa guise pour continuer, toujours, d’aimer très fort.
Je parle en connaissance de cause. Je n’ai rien conservé, j’ai tout expérimenté. J’ai tout voulu, je me suis perdue dans la forêt. Je ne possède plus. Je partage ma sagesse en gardant le cap.
Journaliste culturelle free-lance à Prague, la narratrice canadienne, Amanda Pedneault, construit ici pour nous (même si officiellement il s’adresse à ses enfants, et notamment à sa fille) un curieux carnet de vie, qui mêle ses réflexions du moment à d’intenses flashbacks et à un questionnement lancinant, revenant aussi bien sur son enfance et son adolescence à l’Isle aux Coudres, dans l’estuaire du Saint-Laurent, sur ce que cette insularité nourrie d’histoire et de quotidien impliquait déjà, sur sa première fuite vers la grande ville de Québec, sur son départ pour Prague, sur la liste de ses amours et de ses amitiés – et sur ce qui les distingue ou non -, sur le rôle désormais de ses deux enfants, et – peut-être surtout – sur le sens même de ses appétits et de ses oscillations. Coincée à Prague dans un mariage qui ne la satisfait plus, elle tente un pari radical à l’occasion de la découverte d’une nouvelle galerie d’art : y choisissant secrètement une certaine œuvre, elle décide que lorsque celle-ci aura trouvé acquéreur, elle changera de vie pour ajouter une nouvelle boucle décisive à sa quête enjouée de significations et d’ancrages non pesants.
La galerie se révélait. Ce jour-là, je l’avais tant attendu, tout en ignorant qu’il suivrait la grande nuit blanche décisive. L’ouverture de la galerie prenait soudainement une immense signification. Ce nouveau lieu d’art serait le lieu du stratagème, de la détonation et de l’exécution du pacte. J’avais honte devant l’usage de tant de ruse. Or, j’avais besoin d’un coup d’envoi symbolique, d’une longue gifle comme donnée au ralenti et qui veut dire « Agis ! ».
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CONDITIONS DU PACTE
1. Choisir une seule oeuvre, un unique objet de désir.
2. En tomber amoureuse, s’y soustraire, (est-ce voué au succès que de s’obliger à tomber amoureux ?).
3. Ne jamais posséder, même en pensée, le tableau (c’est cruel).
4. Quitter ma vie présente au moment de l’achat du tableau (le détonateur).
5. Scruter sérieusement l’avenir.
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La maison Leclerc, L’Isle aux Coudres
Autour d’une thématique potentiellement vieille comme la littérature, et dont on pourrait d’abord se demander ce que l’on va bien pouvoir découvrir de différent à son propos (l’amour et l’amitié, ce qui les relie et les différencie, et le rôle que les deux sentiments jouent dans les vies), la Québecoise Mylène Bouchard réussit une véritable performance poétique, particulièrement surprenante et attachante. Avec ce troisième roman, publié en 2017 à La Peuplade (dont elle est aussi l’une des principales éditrices), l’autrice nous offre un tour de force énigmatique, dans lequel un carnet de vie destiné principalement à la fille de la narratrice, multipliant les audaces typographiques et les formes rapiécées comme autant de gages d’authenticité vagabonde et de questionnement inlassable, devient le double prétexte, conduit avec un superbe naturel poétique, d’abord sans doute à une envolée depuis une mythique Isle aux Coudres – à la mémoire rebâtie d’innombrables témoignages et détournements, jouant sur les lieux et les personnes avec grand brio, autour du documentaire cinématographique « Les voitures d’eau » (1968) de Pierre Perrault, voyage au cœur de l’art et de l’industrie de la construction et de la navigation des goélettes qui furent longtemps le symbole de cette île minuscule, ensuite encore plus directement à un questionnement référentiel et néanmoins fort novateur de l’insoutenable légèreté de l’être et des risibles amours chères à Milan Kundera (auquel l’autrice a d’ailleurs consacré un essai en 2014), dont plusieurs personnages prêtent leurs prénoms à des personnages-clé de cette aventure sentimentale totale.
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J’ai reconnu les marsouins. C’est comme ça qu’on appelle les habitants de l’île dans le coin. C’est eux que j’ai quittés avec la plus grande des tristesses au cœur, les gens merveilleux de ce bout de pays peu connu pour ce qu’il est. Ces jeunes qui tournent sans crainte de se faire prendre par la police. Ces gens qui giguent, qui gueulent quand il le faut, qui se rassemblent. Ces gens qui mangent du pâté croche. Ceux qui font de longues marches à l’intérieur des terres parmi les coudriers, qui les gossent. J’ai quitté le morceau de terre flottant dans le fleuve, j’ai choisi les routes de tout acabit, pas que celles qui tournent, des routes droites qui serpentent avec des champs des deux bords, de maïs, de canola, de blé blond qui danse, de blé mûr à Félix. J’ai voulu vivre le pays. Et je suis partie le cœur gros comme son importance. J’ai pris le bord des chemins, en ne sachant pas où j’arriverais. Et jamais je n’aurais même pu deviner que je ferais ma vie à l’étranger, comme une véritable étrangère qui finit par n’avoir aucune place à soi nulle part.
N’hésitant pas à multiplier ou à laisser foisonner les tonalités (le « registre des lièvres », par exemple, ira même lorgner du côté de l’humour poignant de « Quatre mariages et un enterrement »), construisant pour sa narratrice le miroir à facettes d’une quête personnelle toujours à réaffirmer entre ancrage et détachement, Mylène Bouchard nous propose l’étonnante visite effrénée d’une interrogation toujours aussi lancinante, malgré les centaines de fictions qui l’ont abordée, et elle le fait avec une étrange et belle poésie de l’incertitude et de la prise de risque toujours recommencée, inscrivant une paradoxale sérénité dans le déséquilibre assumé d’une navigation, celle d’une goélette humaine ivre de désir et de vent, de relation et de passage, de terre et de ciel, dans un perpétuel réajustement des attaches et des passerelles.
L’esprit de l’exil hante toute amitié. Tout lien. J’avais une île, j’allais voir ailleurs. J’avais des amis, j’en voulais encore. J’aimais les rencontres. J’étais poussée dans la nouveauté. Je n’ai jamais eu peur de m’attacher. J’ai un mari, mais je suis loin, j’ai dérivé. Le début de mon exil…
Où sera sa fin ?
La ligne ne peut qu’être mince. Moi, j’ai l’impression d’être constamment assise dessus à tanguer en idéaliste acrobate. Un pied dans l’amour, un pied dans l’amitié. Où tracer la ligne ? Qu’est-ce qui est possible ou impossible ? Correct ou indécent ? Je vais lui faire changer, le titre de son livre, à Hubert. Lui dire que l’amitié est possible quand on s’ouvre et prend des risques. Le possible rend la vie réelle. En théorie, l’amitié est peut-être impossible parce qu’elle n’est dans plusieurs cas qu’illusion, fausse représentation. Elle crée des sœurs de sang, des fratries, puis du jour au lendemain fait apparaître quelqu’un qui te vole ta place, un projet qu’on ne peut refuser, une ligne pointillée à compléter.
Que reste-t-il à faire devant l’égarement ?
Se ressaisir.
Entrer dans le voyage.
Voir d’un œil pragmatique ce qui se tisse.
Rendre les choses possibles. Les choses de l’amour, de l’amitié et de l’existence.
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