Ziad et Zelda de retour dans un roman policier mutant et poétique, où les géopolitiques flottantes de l’avidité ordinaire et du crime organisé se recouvrent impitoyablement.
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Trois ans après « Cordélia la guerre », Marie Cosnay pousse encore plus loin, plus fort, plus intensément, son travail de reconstruction et de ré-imagination de l’enquête policière procédurale contemporaine, et de définition d’une poétique de l’urgence politique. J’aurais pourtant juré alors que ce n’était pas possible, et que sa transmutation du « Roi Lear » de 2015, entre guerre civile, polices criminelles et menaces d’invasion / de libération, resterait à jamais un de mes sommets personnels de littérature, inégalé et inégalable. Délaissant Shakespeare (en tout cas, en première apparence), mais ayant entre temps opéré un rusé détour par l’Ovide des « Métamorphoses » dont sa traduction redoutable est parue l’an dernier, elle étend son terrain de jeu à un univers lui aussi brûlant d’actualité, parfaitement contigu à celui, débordant de désespoirs méditerranéens et de cynismes puissants, où s’opérait la fantasmagorie géopolitique de « Cordélia la guerre » : celui des confins des guerres, des terrorismes, des luttes d’influence et des avidités financières qui hantent avec tant de réussite acérée les écrits récents de John Le Carré, par exemple, ou peut-être plus encore, ceux de DOA, et tout particulièrement de « Citoyens clandestins », de « Pukhtu Primo » et de « Pukhtu Secundo ». Paru en cet automne 2018, toujours aux éditions de L’Ogre, « Épopée » incarne avec une perfection poétique et joueuse la mutation de l’affaire policière traditionnelle en une explosion mondialisable aux résonances intimes et perplexes.
Le corps est allongé sur le côté. Boulevard de la Villette, une jeune femme – cheveux roux, incoiffables, c’est pas le vent qui est cause, il n’y a pas de vent, le mois d’hiver commence sous le soleil, il doit faire 18 degrés sur la place – regarde le corps ; elle a appelé ses collègues, a éloigné les passants, l’homme est allongé sur le côté, le cou a été garrotté, une main est à terre, caressant le pavé, l’autre tordue sous la hanche, que personne n’approche ni ne touche, la jeune flic fait ce qu’il faut, c’était son jour de repos, elle rejoignait la manif des prostituées chinoises, c’est un des premiers jours de soleil. Boulevard de la Villette, un homme est à terre. Étranglé.
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Je ne vous raconterai certainement pas ici l’ensemble dense et foisonnant de ce qui naît, se développe et meurt à partir d’une (presque banale) enquête sur le corps d’un homme retrouvé étranglé en pleine rue, à Belleville. Caractérisés par leurs prénoms, leurs surnoms, leurs pseudonymes, ou encore certains traits distinctifs parfois ésotériques, les protagonistes, policiers, mercenaires, intermédiaires plus ou moins douteux ou agents secrets en service commandé (par qui ? là peut être la question) s’échappent du « Bureau des légendes », avec lequel ils partagent une vérisimilitude exceptionnelle, même si elle est ici paradoxale, puisque menée tambour battant, sans relâche, GoPro fixée métaphoriquement à l’épaule pour capter points de vue, flux de conscience, accidents et supputations – avec ce sens de l’ellipse nécessaire qui faisait déjà merveille dans « Cordélia la guerre », épargnant à la lectrice ou au lecteur les lourdes explications qui entachent si souvent les mauvais genres, et lui laissant toute liberté poétique de reconstituer comme elle ou il l’entend la trame déchirée de ce qui se passe, s’est passé ou se passera ici, d’intérêts pétroliers en exploitation d’uranium, de commissions occultes en valises acheminées, de marches nocturnes à dos d’âne en raids en 4×4 et au GPS, d’hélicoptères surgissant de la poussière en hôtels éventuellement marienbadiens.
Zelda a déjà vu des corps bleus, l’odeur ne l’impressionne pas, c’est l’odeur que prennent les morts. Type asiatique, trente-cinq / quarante ans, bleu, belle tête, douce, il lui a semblé, quand elle l’a trouvé sur le trottoir de Belleville, qu’il s’adressait à elle. Les morts tentent de s’adresser à nous, comme nous, de la mort où nous sommes, tentons de nous adresser à.
Aux vivants, hommes, bêtes et termites.
Le mort s’est adressé à elle.
Belle tête, un type séduisant.
À la morgue, le drap qu’on découvre. On ferme le tiroir, immédiatement on dirait qu’on fore en elle, au sommet du crâne, un trou. Dans le trou, on jette de la maladie à pinces et à crampons. Elle ne lutte pas. On allonge Zelda sur le sol froid de la morgue, elle fait un malaise.
Ne vous inquiétez pas, ne me regardez pas, ne me déplacez sous aucun prétexte.
Elle perd conscience, lévite, oiseau, dans les airs, sur la ville.
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Zelda, Ziad Zerdoumi, Traoré, Clotilde Keppa, Alban, Guilhem, Max, Fred, Frazer, Captain Camy, Barney Roth, Estelle Fenzi, Arvin, Terzef, et quelques autres encore : autant d’identités flottantes, qui ne tiennent que par leurs missions évolutives, par des consciences fugaces d’un récit à l’œuvre, sous nos yeux. Et si leurs facettes se déploient peu à peu pour nous offrir in fine (pas de traîtrise ici, ni de gratuité) une intrigue éblouissante et retorse, digne des géopolitiques instantanées à géométries variables qui règnent aujourd’hui, mensonges et dérobades, duplicités et triplicités, intérêts bien compris et fidélités in fine surprenantes composent une musique allègre, entraînante même, où les basses sourdes et menaçantes ne manquent pourtant pas. Retrouvant avec un réel plaisir les policiers enquêteurs, professionnels et imaginatifs, de « Cordélia la guerre », confrontés ici à tout autre chose, lectrice et lecteur pourront jouer avec leur sentiment simultané de familiarité et de dépaysement : nul hasard ici si les géographies, précisément, et comme il l’est rappelé à la page 118, « sont aussi peu stables que les hommes ». On pourrait même peut-être évoquer ici comme une école surprenante et puissante du récit de genre décalé, qui s’élaborerait patiemment dans les chaudrons des éditions de L’Ogre, où ce travail exceptionnel de Marie Cosnay voisine avec les redoutables avancées d’un Fabien Clouette (« Le bal des ardents ») ou d’un Quentin Leclerc (« La ville fond »), par exemple. On ne peut que rester presque sans voix face à une aussi magnifique prise de risque poétique, au cœur battant d’un thriller géopolitique et d’une enquête de sécurité intérieure qui s’en retrouvent transfigurés, comme bien peu d’écritures savent le produire aussi radicalement actuellement – et sous le signe voyageur et ambigu du héron, bien entendu.
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Un thé au beurre salé, un lacet autour du cou, des baisers essoufflés, des papiers de Carambar, une femme comme un éléphant, deux jambes aux collants déchirés, un jupon rouge.
Il manque Traoré.
Zelda lui passe un coup de fil et tombe sur son répondeur.
Il fait bon, elle prend son air sérieux, celui qu’elle voudrait avoir spontanément, sans se forcer. Son air de flic.
La routine.
Laisser tomber l’homme au lacet du restaurant ouïgour.
Elle sourit aux anges ou aux corneilles.
Laisse tomber.
Elle a imprimé des documents, qu’elle lit dans le métro. Le séparatisme confisqué. Les véhicules des Ouïgours équipés de GPS par Pékin, si tu refuses, t’es pas clair. Les yuans offerts à qui offre des têtes, des noms. Les passeports confisqués. La même histoire et les mêmes questions : la répression alimente le terrorisme, ou le terrorisme la répression ? Que les femmes se dévoilent. Que les mosquées restent fermées. Deux cent Ouïgours rejoignent Al-Qaida. Puis l’EI.
Ce qu’en dit Claro dans Le Monde est ici, ce qu’en dit Alain Nicolas dans L’Humanité est ici, ce qu’en dit La Viduité est ici, et ce qu’en dit Sébastien Omont dans En attendant Nadeau est ici.
La lumière est posée sur et sous ce calque ; au-dessous, c’est-à-dire chez nous, elle est à vif, écorchée. Au-dessus si on veut l’imaginer, une transparence à l’état brut, rien n’est visible, alors. On n’imagine pas, on est impressionnés.
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J’ai un peu trainé pour faire ce billet. Mais je crois que cela en valait la peine. Et puis cela m’a permis de relire ce texte qui est vraiment très beau, mais difficile.
« Epopée », un roman de Marie Cosnay, donc un évènement (2018, L’Ogre, 336 p.). Roman, bien entendu, mais tellement différent, ce qui lui vaudra certainement une audience restreinte, ce qui est fort dommage. A ce propos, il est intéressant ( ??, ou consternant) de lire les critiques faites au billet hebdomadaire de C Claro dans le Monde https ://abonnes.lemonde.fr/livres/reactions/2018/10/18/le-feuilleton-un-heron-traverse-le-ciel_5371123_3260.html .
Tout commence comme un banal polar, avec la découverte d’un corps « allongé sur le côté ». « Le corps a été garrotté, une main est à terre, caressant le pavé, l’autre tordue sous la hanche ». « Une jeune femme –cheveux roux, incoiffables, c’est pas le vent qui est en cause. Il n’y a pas de vent ». Zelda, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, « n’était pas de service ce jour-là. Elle rejoignait la manif des prostituées chinoises, c’est un des premiers jours de soleil ».
On part du Boulevard de la Villette et de Belleville, virée ensuite chez les ouïgours, puis la Françafrique. On comprend qu’il va falloir faire intervenir la brigade antiterroriste. Ce premier chapitre est écrit de façon véritablement non-linéaire. Puis va arriver Clotilde Keppa, qui se dit « sexless ». On notera ses couettes bicolores. Et où l’on aperçoit furtivement quelqu’un qui s’éloigne. Sur le dos de son ample blouson, « surtout, surtout un oiseau blanc le suivait ; c’est ça la confusion ». Voilà le héron de la couverture dévoilé. Ce sera un des rares indices pour l’équipe policière. Episodes à Sainte Barbe, sur le sentier du littoral, à côté de Saint-Jean de Luz. Marie Cosnay place ses souvenirs et sa connaissance du terrain.
« La mer à Sainte Barbe est douce en surface, plissée légèrement en dessous, les rideaux horizontaux sont d’un bleu presque noir, l’orage monte ». Mais pour Zelda, ce n’est pas que du tourisme. « Elle voit. / Elle revoit. /C’est ça, le type qui s’enfuyait après le deuxième meurtre, rue Saint-Maur, il portait un blouson un peu bouffant. Mais surtout, surtout un oiseau blanc le suivait. […] puis on a perdu l’homme et l’oiseau ». On a ainsi déjà justifié en partie la couverture, c’est déjà un repère. Il y en aura d’autre tout au long des 6 chapitres avec chacun, leurs sous-chapitres. Pour le « Le Héron de Belleville », on vient de le voir, idem pour le chapitre suivant « Clotilde, Le Désert ». C’est alors que tout se complique. Avec le début de « La Sphynge », on entre en plein dans le style de Marie Cosnay. « Ziad et Frazer ont quitté la maison. Ils sont en route. La nuit roule, bientôt le ciel compte de ces formes rondes, grises, posées sur le velours. On ne se rend pas toujours compte, le peuple des oiseaux est un grand peuple. Le grand peuple a mille ailes et chante discret, indifférent aux caisses, hélicoptères, hommes qui ronflent ou tombent dans le rêve sans se reposer. Un étourneau est posé à deux doigts des genoux de Ziad ». Il est vrai que le lecteur peut être quelque peu désorienté. Où va-t-elle emmener son monde ? Et avant la vignette du héron (encore lui), à la page suivante, on a la réponse. « Une femme, donc faite de bric et de broc, au milieu du double paysage bleu nuit, bec d’oiseau, effrayante. Elle a une question à leur poser ». Ce n’est certes pas du Sophocle. Et pourtant. « Au lieu de profiter d’un de ces chemins du ciel, verticaux, Ziad et Frazer rencontrent une sphynge, femme de traviole. Nos héros atteignent plus facilement que prévu le niveau deux de l’expérience, dans une ville étrange et déserte d’habitants ». C’est « une jeune femme, celle qui tenait la serpillère à l’hôtel et qu’on appelle Irina ». Et pour montrer que l’action progresse « Le pays de Pierre Terzef, PDG de la multinationale Pétrogaz, est en vue ».
Changement de décor, on passe au chapitre suivant « Les Cheveux d’Eurydice ». Est-ce la trame qui change ou les acteurs qui l’ont modifié ? « Dans les moments d’oubli, le calme est grand ; il vire à l’angoisse sans prévenir » peut-on lire avant la nouvelle vignette du héron. « L’entreprise de Frazer qui consiste à faire revenir sur terre, d’entre les trépassés, une qui l’intéresse par-dessus tout, l’entreprise de Frazer intéresse le monde mirobolant des affaires. […] C’est ainsi que j’analyse la situation devant mon gros Delalande ». Au fait, « Le tueur qui s’installe dans sa chambre d’hôtel s’appelle Armel Delalande » (Il fallait bien lire et retenir avant). Résultat ? « Les cornes de pureté qui ornaient le front de Clotilde Kleppa ont disparu. Frazer et Clotilde tripotent cet endroit où manquent les cornes ». « Frazer a ressuscité son Eurydice », fin du mythe. Retour « Métro Vavin, boulevard Raspail ». C’est Irina qui revient à Paris, et qui va tuer « d’un coup de couteau dans la carotide » Estelle Fenzi ; « Fenzi c’est la DGSE. Une DGSE toute séduite par le gros poison qu’elle suivait. Terzef, auprès de qui elle était infiltrée, est décidément intouchable ». Flash-back sur le titre « La Dame de Shanghaï ». Ne reste plus qu’à finir le roman, en route pour « Philadelphie ». « Direction Philadelphie, la ville des frères amis, ou pas ». « 1020 South Street. […] Septembre, le 11 de 2017, ce qu’indique le réveil, 6 heures ». Il est temps de faire le point. Clotilde a été enlevée à Philadelphie. Un avion ramène son corps. « Frazer porte Clotilde dans ses bras. Il avance vers la bouche de la grotte, l mouse perce sous la neige qui fond. / La mousse, et cette branche d’aubépine ». « Le héron de tout à l’heure vole au-dessus des deux corps ».
« Le héron se présente sur la pleine en dégel. Personne n’a jamais appris à l’homme que les derniers moments sont dédiés aux monologues mais que tu le saches ou non, le veuilles ou non, les derniers moments sont dédiés aux monologues. Le héron ignore le héros et le héros ignore le héron. Le héros en appelle au ciel mais le ciel a disparu sous la masse compacte des nuages, flamboyants et tristes à la fois ». « L’image d’une enfant aux couettes bicolores. Une étoile rouge à son flanc ».
Il est évident que « Epopée » ne progresse pas de façon linéaire, ni en flash-back ou en zig-zag d’ailleurs. De quoi dérouter le lecteur. D’autant plus qu’en début et fin du roman, viennent s’intercaler des extraits de nouvelles, certes typographiées à part, mais qui coupent la lecture du texte en soi. Mais n’est-ce pas le rôle de la poésie, au sens d’écriture différente.
En fait c’est un texte à lire une première fois, pour tenter de voir clair dans la trame et dans les personnages. Lors d’une seconde lecture, on finit par se rendre compte des fils conducteurs. Je dois reconnaître que la lecture n’est pas facile, au sens de la compréhension et du suivi de l’histoire. J’ai pourtant une certaine habitude de textes différents, tout comme je n’apprécie de loin pas les romans dits « facile à lire ». (Je ne citerai pas de nom, leur tirage impressionnant suffit, malheureusement). Alors faut-il y voir un polar, détourné vers la poésie ? Un pamphlet en faveur des Ouigours ? Une description romancée de passage à tabac, tel celui de Thomas Rothman, « accusé puis exfiltré, emprisonné que sur les ordres de notre chef, aujourd’hui décédé, on a tenté de retrouver, n’a jamais compris qu’il était manipulé ni ce qu’il servait » ?
Aurais-je un a priori pour Marie Cosnay ? Oui, et très favorable. Son style évolue, surtout depuis « Cordélia la guerre » (2015, l’Ogre, 368 p.). Cependant, cette écriture non linéaire, ce sens de l’ellipse sont déjà présent dans ses premiers livres. Je pense à ceux parus chez Cheyne, qui n’a pas l’habitude de publier n’importe quoi. Ou également à « Eléphantesque » (2018, Cheyne Editeur, 128 p.), paru récemment dont j’ai fait la critique ici https://charybde2.wordpress.com/2017/11/23/note-de-lecture-reparer-le-monde-la-litterature-francaise-face-au-xxie-siecle-alexandre-gefen/#comments
En prime, deux autres versions italiennes (pourquoi italiennes ?), du mythe d’Orfée et d’Eurydice, celles de Dino Buzzatti et de Italo Calvino. Deux grands noms, donc si ce n’est pour éviter la version de Jean Anouilh.
« Orfi aux Enfers » de Dino Buzzatti, traduit de l’italien par Charlotte Lataillade (2007, Actes Sud, 232 p.), avec de superbes illustrations en couleurs de Antonio Recalcatti et un papier épais agréable à lire. On l’aura compris, l’action se passe dans une ville indéterminée dans les années 70.
Orfi est un jeune (et beau) chanteur de pop, fils de famille, les comtes Baltazano, « plus noble que riche ». Orfi, le fils cadet, a fait fortune en chantant dans les sous-sols du « Polypus ». Suivent plusieurs planches, à la Guido Crepax, de ces fans en fait des sorcières. Le regard d’Orfi croise celui de Eura lors d’un concert. C’est une jeune (et belle) groupie, qui comme par hasard, vit en face de chez lui. Elle rentre dans le mur comme par enchantement et disparait. Orfi va tenter de la suivre, et ce jusqu’aux portes des enfers, avec pour bagages sa guitare et ses chansons. Il y a d’ailleurs un chapitre intitulé « Les chansons d’Orfi ». Descente donc « alors une jeune servante ouvrit la porte et Orfi sortit dans la rue ».
« Et sur le désert du Kalahari les tours nébuleuses de l’éternité passaient lentement ». On saura gré aux éditions Actes Sud d’avoir réimprimé ce livre de Dino Buzzatti. Après tout, c’est une autre facette à découvrir de l’auteur du « Désert des Tartares ».
« The Other Eurydice» de Italo Calvino, traduit en anglais par Donald Heiney (1971, The Iowa Review 2.4, 88-93). C’est une histoire que Hadès raconte, qui se passe entre lui, Orphée et Eurydice. « Une histoire tout à fait à l’inverse de celle que vous racontez. Si toutefois personne ne se souvient plus à présent qu’Eurydice était l’une d’entre nous et qu’elle n’ait jamais vécu à la surface de la Terre jusqu’à ce qu’Orphée l’emporte avec sa musique trompeuse »
« Je voulais que la vie s’étende du centre de la Terre vers l’extérieur, pour s’étendre à travers ses sphères concentriques, pour circuler autour de ses métaux, liquide et solide. Tel était le rêve de Hadès. C’était le seul moyen pour la Terre de devenir un énorme organisme vivant, le seul moyen d’éviter cette condition d’exil précaire dans laquelle la vie a été réduite de force, le poids terne d’une boule de pierre inanimée située au-dessous et au-dessus, le vide ». Suit, presque un cours de géologie appliquée. « La Terre n’est pas solide à l’intérieur, mais disjointe, constituée de couches superposées de densités différentes l’un en dessous de l’autre, jusqu’au noyau de fer et de nickel, qui est encore un système de noyaux l’un dans l’autre, chacun tournant séparément selon la plus ou moins grande liquidité de son élément »
Vient la véritable histoire d’Eurydice. « C’est le royaume de Hadès, car c’est ici que j’ai toujours vécu, d’abord avec Eurydice, puis seul dans l’une de ces terres. Un ciel de pierre tournait au-dessus de nos têtes, plus clair que le tien et traversé, comme le tien, par des nuages, rassemblant des suspensions de chrome et de magnésium ». Mais Eurydice a des envies de voler. « Elle se releva, traversa le dôme d’un premier ciel, puis d’un autre, puis d’un troisième, agrippant les stalactites suspendues aux voûtes les plus hautes ».
Hélas, il y avait Orphée. « Le chant d’Orphée n’était rien d’autre qu’un signe de votre monde partiel et divisé. Pourquoi Eurydice est-elle tombée dans le piège? ». Ils rentrent dans le cratère d’un volcan éteint. « Ce sont ces vibrations qui ont perdu Eurydice, des vibrations si différentes de celles qui se propagent lentement à travers le basalte et le granite, différentes de toutes les fissures, bruits sourds et boum sourds qui frémissent à travers des masses de métal fondu ou de grandes parois de cristaux ». Hélas pour Hadès. « Mon rêve de faire vivre la Terre en atteignant le centre ultime avec Eurydice avait échoué. Eurydice était une prisonnière exilée dans les déserts du monde sans toit ».
On le voit, c’est à mi-chemin entre le conte scientifique et la mythologie de boulevard. Le tout sans trop de poésie et sans fioritures. Point de magie ou de sentiments.
A vrai dire de toutes ces transcriptions d’Eurydice, je préfère, de loin celle de Marcel Camus avec son « Orfeu Negro ». Il est vrai que c’est adapté d’une pièce de Vinícius de Moraes, « Orfeu da Conceição » (1956) avec une musique de Antônio Carlos Jobim.