Le monologue halluciné d’un moment de bascule totale et finale.
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Il y a un moment où on se retrouve, et là ce n’est pas juste ce que je pense, c’est comme ça qu’on est conçu pour penser et c’est ainsi : si l’univers entier, et je parle du moindre petit bout du moindre petit bout atomisé de l’infini ; si rien de ce qui existe ne connaît mes pensées à demi formées, sans importance, alors même les plus hauts faits d’un esprit noble ne valent rien de plus qu’un répugnant amour de soi.
Quand je gratte le goudron sur le côté de mes espadrilles contre le rebord de l’îlot, ça s’inscrit à la fois dans le monde comme l’idée qui précède mon geste et comme l’ombre que projette mon soulier de biais, formant une puissante ondulation à travers toutes choses. Il faut qu’il en soit exactement ainsi, sinon la petite main qui, dans une grande inondation, sauve un petit visage de la noyade, c’est pareil que de chier. J’existe dans un nombre infini de moments.
Je me tiens à côté de l’îlot avec chacun de mes yeux transformateurs qui bougent individuellement, d’accord ; mais je balance essentiellement les bras d’un air naturel en m’approchant d’une voiture arrêtée à Cashtown Corners. C’est une Corolla 2005 argentée avec une seule occupante. Elle se penche en avant pour fouiller dans son sac à main, la tête placée de sorte à voir dans le rétroviseur extérieur. Je sais quand elle me voit que c’est une des premières choses que j’enregistre. Nous savons tous les deux que ça enregistre quand je stoppe à sa fenêtre. Elle va s’arrêter pour une seconde, question d’avoir l’air naturel – c’est un procédé théâtral ; quand on est interrompu, ça donne l’illusion qu’on ne fait pas semblant. Sa main s’arrête entre son sac et le levier, puis elle regarde tout droit avant de lever les yeux.
« Le plein, s’il vous plaît. Ordinaire. »
Bob Clark est le pompiste et l’unique habitant de Cashtown Corners, improbable hameau de carrefour comme les États-Unis et le Canada en comptent des centaines ou des milliers. Sujet à de brutales et discrètes bouffées d’angoisse et de sentiment d’oppression lors d’interactions, même – ou surtout – extrêmement banales, avec ses semblables, il nous raconte avec une tonalité unique la survenue d’un moment de bascule, d’un « pétage de plombs » qui prend l’ensemble de son sens – et de son absurdité – au fur et à mesure qu’une journée, puis une petite semaine, progresse à partir de cet allumage initial.
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Le feu passe du vert à l’orange.
Le feu. Passe. Du vert. À l’orange.
Je ne suis pas un homme sentimental. Je ne suis pas un homme particulièrement empathique. Mais le feu est passé du vert à l’orange et elle attend. Le feu était vert et maintenant c’est fini. Cet intervalle précis de vert qui attendait dans une gorge comme le seul mot jamais dit. Le seul mot pouvant peut-être tasser la langue. Offrir à la viande de la bouche une petite seconde de pure danse. Et elle est restée là quand la bouche s’écoulait comme un enfant affligé, quand l’oreille de ces recoins, les oreilles elles-mêmes, fines, parfaitement aptes à se fondre et disparaître – elle est restée là à me faire son petit air triste pendant que les oreilles disparaissaient.
Elle ne s’attend pas à ce que j’ouvre sa portière, et laissez-moi préparer tout ça comme il se doit pour vous. Une voiture attend seule au fond d’un bassin, à un carrefour tout à fait correct. Un homme est sorti de sa cabine, dans le parking où la femme vient d’acheter de l’essence. L’homme approche de la voiture en pointant du doigt. Elle paraît contrariée, un petit peu surprise. Il marche ensuite jusqu’à son véhicule et ouvre la portière. Il lui dit quelque chose, elle tente de fermer la portière, mais il l’ouvre encore plus. Elle appuie sur l’accélérateur pour s’enfuir, sauf qu’il la tient fermement par le bras. La voiture avance au milieu du carrefour, mais la femme glisse sur le sol, toujours retenue par le crochet de la main de l’homme.
La voiture roule au bord du carrefour, puis dans une pile de pierres.
Publié en 2010, traduit en français – avec quelques hésitations mineures mais néanmoins visibles – par Christophe Bernard aux Allusifs en 2011, « Cashtown » (qui aurait sans doute gagné d’emblée un peu de mystère en conservant une partie des ambiguïtés de son titre original – remarque qui vaudra encore, sept ans plus tard, pour l’excellent et ô combien déroutant « La contre-nature des choses ») est le quatrième roman de son auteur, et le premier sorti après la « Trilogie de Pontypool », toujours inédite en français. Plongée audacieuse dans un univers mental absolument et tranquillement dérangé, reconstruction aussi chaotique que méthodique d’une glissade sans garde-fous dans un lieu dévasté où le quotidien et le fantastique finissent par s’entremêler sans claires distinctions possibles, servie par une langue méticuleuse dans laquelle bien peu de mots peuvent conserver leur innocence, « Cashtown » fait bien davantage qu’annoncer les envols ultérieurs de Tony Burgess, et balise avec une angoissante rigueur pour la lectrice ou le lecteur un territoire incertain entre la folie ordinaire et la tuerie exceptionnelle.
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