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Notes de lecture 2018

Note de lecture : « La colo de Kneller » (Etgar Keret)

Douce et ironique absurdité des âmes suicidées du purgatoire.

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Où Hayim trouve du travail et un bon pub.
Deux jours après m’être suicidé, j’ai trouvé du boulot ici, dans une pizzeria qui fait partie d’une chaîne, le Kamikaze. Le responsable de garde était vraiment gentil avec moi, il m’a aidé à m’installer dans un appartement avec un associé, un Allemand qui lui aussi bosse dans cette succursale. Ce n’est pas un boulot passionnant, mais pour du temporaire c’est plutôt pas mal du tout, pour ce qui est de l’endroit, comment dire, quand on parlait d’une vie après la mort, s’il y en avait une ou non, etc., je ne savais pas trop qu’en penser. Et même quand je pensais qu’il y en avait une, j’imaginais des sons, comme un sonar, et des gens qui flottaient dans l’espace, alors qu’ici, comment dire, ça me fait plutôt penser à Allenby. Mon colocataire, l’Allemand, m’a dit que c’est exactement comme Francfort. À croire que Francfort aussi est un trou. Le soir, je me suis trouvé un pub plutôt sympa, le Mort Subite. Bonne musique. Peut-être pas tout à fait branchée, mais de la perspective, et beaucoup de filles qui viennent seules. Certaines, rien qu’à les voir avec leurs cicatrices aux articulations, on imagine comment elles ont fini, mais d’autres ont l’air superbe. Il y en a une, elle m’a fait de l’œil dès le premier soir, une fille vraiment bien, juste la peau un peu fripée, relâchée, elle a sans doute fini par noyade, mais un corps parfait, et les yeux aussi. Je ne l’ai pas draguée. Je me suis dit que c’était à cause d’Erga, que cette histoire de mort me faisait l’aimer encore plus, mais va savoir, c’est peut-être du refoulement.

Lorsque la jeune victime israélienne d’un kamikaze palestinien débarque par erreur au « Paradis des autres » de Joshua Cohen, c’est pour assister mine de rien à un feu d’artifices d’ironie philosophique et religieuse. Lorsque le Bernard Lermite de Martin Veyron hante les couloirs d’un purgatoire machiavélique déguisé en station balnéaire hors saison, il ne saisit pas que rien ne change vraiment dans cette mort-là. Les personnages de « La colo de Kneller », novella de l’Israélien Etgar Keret parue en 1999, et traduite en français en 2001 par Rosie Pinhas-Delpuech chez Actes Sud, sont au contraire parfaitement conscients que cet enfer des suicidés, où ils ont émergé quelques minutes après leur mort volontaire, n’est qu’un condensé d’ennui et de douce absurdité, amplifiant doucement et presque gentiment les caractéristiques d’un monde d’origine qui les a déjà conduits là.

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Où Kurt commence à pleurnicher et Hayim à se fatiguer.
Depuis que j’ai rencontré Ari, nous faisons la tournée des pubs tous les soirs. Il n’y en a que trois, et nous en faisons le tour pour bien nous assurer de n’avoir rien raté. Mais nous finissons toujours par atterrir au Mort Subite qui est à la fois le plus fréquentable et celui qui ferme le plus tard. Hier soir, c’était vraiment déprimant, Ari a amené son copain, Kurt, l’ancien chanteur de Nirvana, ce qui l’impressionne beaucoup, mais en fait le mec gonflant au possible. Bon, pour moi non plus ce n’est pas le Pérou ici, mais quand Kurt commence à se plaindre, on ne peut plus l’arrêter. Le moindre mot lui rappelle une de ses chansons, aussitôt il faut qu’il la récite et que nous l’admirions, parfois même il va demander au barman de mettre un de ses disques, et alors tu ne sais vraiment plus où te mettre. Je ne suis pas le seul, d’ailleurs : à part Ari, tout le monde le déteste ici. Une fois qu’on en a fini – avec toutes les douleurs qui vont avec, et je vous assure, vous ne pouvez pas savoir comme ça fait mal -, on n’a aucune envie d’écouter quelqu’un dont l’unique souci est de chanter à quel point il est malheureux. Si on en avait quelque chose à branler, au lieu d’arriver ici on serait encore en vie, avec un poster déprimant de Nick Cave au-dessus du lit. Mais hier soir, j’étais déjà déprimé, même sans lui. Le travail à la pizzeria, les tournées nocturnes, j’en ai un peu assez de tout ça. Voir toujours les mêmes têtes, boire du Coca sans bulles, avec leur air hagard même quand ils vous regardent droit dans les yeux. Je ne sais pas, peut-être que je suis négatif, mais quand on les observe en pleine action, quand ils s’embrassent, qu’ils dansent ou qu’ils rigolent avec vous, c’est toujours le même truc. Comme si rien n’avait d’importance, rien ne valait vraiment la peine.

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Il y a une douce férocité dans la manière dont Etgar Keret organise son road trip dans l’absurde d’un au-delà qui se dérobe à l’entendement, et ce malgré – peut-être même à cause de – son extrême familiarité. Grisaille routinière rehaussée de personnages hauts en couleurs paradoxales, quotidiens ordinaires amplifiés, absences de signification, quêtes désespérées et néanmoins molles, et même tabous sociaux attendus ou inattendus au sein d’un telle « société » : la vertu parodique et acide est ici immergée dans une redoutable gouaille permanente, tout au long des 80 pages de la novella. L’enchâssement des métaphores et la mise en abîme de la société du spectacle y sont menés subtilement, le sens de l’absurde y confine au merveilleux, et l’ironie aigre-douce y est omniprésente : une novella qui synthétise presque parfaitement l’art de la forme courte d’Etgar Keret, dont on ne s’étonnera guère ainsi qu’il soit aujourd’hui le plus traduit dans le monde des romanciers israéliens contemporains.

Après son départ, j’ai de nouveau essayé de lire le livre que j’ai emprunté à mon colocataire allemand. Une histoire déprimante sur un tuberculeux qui part agoniser quelque part en Italie. À la page vingt-trois, j’ai craqué et j’ai allumé la télévision. C’était une émission de variétés où on faisait se rencontrer toutes sortes de gens qui avaient fini à la même date, chacun racontait sur un mode humoristique pourquoi il l’avait fait, et l’usage qu’il ferait du premier prix s’il le remportait. Alors je me suis dit qu’Ari avait raison, que rester à la maison ce n’était pas une affaire, et que s’il ne se passait pas très vite quelque chose, je péterais les plombs.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

Une réflexion sur “Note de lecture : « La colo de Kneller » (Etgar Keret)

  1. Puisque l’on est en mai, qu’il n’y a pas de muguet, mais qu’il y a des ponts à foison, c’est une bonne raison de (re)lire Baruch Spinoza (1632-1677). Cela d’autant plus que vient de sortir un livre de Henri Atlan « Cours de philosophie biologique et cognitive, Spinoza et la biologie actuelle » (2018, Odile Jacob, 636 p.). En presque même temps sort de Frédéric Lenoir « Le miracle Spinoza: Une philosophie pour éclairer notre vie » (2017, Fayard, 264 p.).

    A priori, je préfère le livre d’Henri Atlan qui m’a toujours impressionné, notamment avec « Les Etincelles du Hasard. T.1. Connaissance Spermatique », (1999, Seuil, 400 p.) suivie de «Les Etincelles du Hasard. T.2. Athéisme de l’écriture » (2003, Seuil, 448 p.) tous deux dans la collection « La Librairie du XX siècle », puis ensuite avec « Qu’est-ce qu’un Modèle ? » (2011, Editions Manucius, 48 p.), qu’il convient de lire avec « De la Fraude, Le Monde de l’onna » (2010, Librairie du XXI siècle, Seuil, 320 p.). Comme quoi on peut occuper ses mois de mai successifs à autre chose que gambader dans les bois pour voir si loup n’y est pas.

    Bon, ce n’est pas le tout. D’autant plus que j’ai le « Tout Desproges » (2009, Seuil, 1456 p.) à relire, ce que je n’avais pas osé faire, tant le texte est dense (le volume aussi). Mais tant que l’on reste au rayon philosophie…..

    Publié par jlv.livres | 5 mai 2018, 14:41

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