Habiter physiquement deux langues.
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Il est étrange de penser aujourd’hui que tout ce que j’ai dit ou pensé avant le 1er juin 1975 – c’est-à-dire jusqu’à l’âge de dix-sept ans – a été dit et pensé en russe.
Luba Jurgenson, écrivain et traductrice, notamment d’«Oblomov» et des «Récits de la Kolyma», a émigré en France en 1975 à l’âge de dix-sept ans, après avoir appris le français, la langue de la fuite dans une famille qui rêvait de réussir à quitter l’Union Soviétique.
Vivre dans une langue autre que maternelle ne doit pas être perçu comme perte ou abandon. Pas plus qu’une amputation ou atrophie. C’est l’expérience physique d’un va-et-vient. D’un dedans-dehors. La physique, c’est une science qui nous apprend que les choses ne sont pas telles que nous les voyons. Dans un monde ou presque chacun manie une deuxième langue, où la moitié de la planète est sur les routes tandis que l’autre tente désespérément d’y ériger des barrages, ébaucher une physique du bilinguisme me paraît d’une nécessité presque «médicale».
Cette chronique du bilinguisme, qui «raconte ce que vivre entre deux langues fait au corps», est l’éloge de ce corps dédoublé par la transplantation d’une nouvelle langue, de cet espace intérieur de liberté ouvert par le va-et-vient entre français et russe.
Le bilinguisme attend son chroniqueur, un chroniqueur terre à terre, qui suivra pas à pas les indices corporels du décentrement. C’est la tâche que je me donne ici : traquer les signes physiques, le tracé palpable de cet hébergement réciproque.
Il s’agit donc d’un reportage. Mais la matière que je cherche à décrire est également celle dont je me sers pour la décrire. C’est comme raconter un incendie avec du feu.
Entremêlant des séquences autobiographiques, souvenirs intimes d’enfance dans la Moscou brejnévienne, histoire de son exil vers Paris en compagnie sa mère et sa grand-mère, des anecdotes savoureuses et des réflexions sur la langue ancrées dans son travail d’écrivain et de traductrice, ce récit paru en 2014 aux éditions Verdier, et qui est aussi un très bel hommage aux traducteurs, passionnera tous ceux qui s’intéressent à la langue et aux identités superposées.
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