L’art délicat d’offrir une suite crédible à une trilogie mythique et en partie inachevée.
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Mikael Blomkvist n’avait dormi que quelques heures. Il avait voulu lire jusqu’au bout un polar d’Elizabeth George. Ce n’était pas très raisonnable de sa part. Dans la matinée, Ove Levin, le gourou de la presse du groupe Semer Media, allait faire une déclaration concernant l’avenir de Millénium et Mikael aurait dû être frais et dispos pour le combat.
Mais il n’avait aucune envie d’être raisonnable. Il se sentait mal luné et ce fut à contrecœur qu’il se tira du lit pour aller préparer un cappuccino particulièrement fort sur sa Jura Impressa X7, une machine qui lui avait été livrée un jour, accompagnée des mots suivants : « De toute façon, d’après toi, je ne sais pas m’en servir », et qui depuis trônait dans sa cuisine comme un hommage à des jours meilleurs. Aujourd’hui, il n’avait plus de contact avec l’expéditeur. Quant à son travail, il ne le trouvait pas non plus particulièrement stimulant.
En 2005-2007 en Suède (et dès 2006-2007 en France, dans une traduction de Marc de Gouvenain et Lena Grumbach chez Actes Sud) paraissent à titre posthume les trois tomes de « Millénium », une trilogie policière qui deviendra en quelques années un immense best-seller mondial, reconnu par le public comme par la critique (dans sa grande majorité). Thriller policier de qualité indéniable, se démarquant partiellement de la neurasthénie allant de pair avec la grande vague du « polar scandinave » (à de belles exceptions près), creusant habilement après Henning Mankell le nazisme rampant dans cette société suédoise si policée et l’héritage plus qu’ambigu de la guerre froide pour cette nation officiellement « neutre », n’oubliant pas de distiller certaines des leçons politiques des maîtres plus anciens Maj Sjöwall et Per Wahlöö, « Millénium » se distinguait notamment par la création d’un personnage de journaliste d’investigation très réussi, Mikaël Blomkvist, et de celui, exceptionnel, d’une hackeuse de génie à l’enfance atrocement malmenée, Lisbeth Salander, personnages encore magnifiés par la série suédoise de Niels Arden Oplev et Daniel Alfredson (2010), où Michael Nyqvist et Noomi Rapace tombaient particulièrement juste dans leurs rôles respectifs, série beaucoup plus convaincante à mon sens que le film américain de David Fincher (2011).
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Pour des raisons évidemment commerciales (un pareil succès planétaire aiguise logiquement l’appétit éditorial) mais pas du tout uniquement (Stieg Larsson avait laissé à son décès un certain nombre de pistes pour poursuivre et développer l’aventure, autour de nombreux points restés en suspens à l’issue de son troisième volume, « La Reine dans le palais des courants d’air »), l’éditeur suédois de « Millénium » décide de publier en 2015 une première suite, « Ce qui ne me tue pas » (traduit en français la même année par Hege Roel-Rousson chez Actes Sud), suite confiée à David Lagercrantz, journaliste suédois alors déjà auteur d’un roman policier joliment documenté, autour de la figure d’Alan Turing, « Indécence manifeste » (2009).
La réputation de ce nouvel auteur étant alors surtout assise sur ses talents de biographe et de ghost writer (notamment pour « Moi, Zlatan Ibrahimovic »), la communauté des fans de « Millénium », malgré son envie évidente de pouvoir continuer un moment en compagnie, au moins, de l’incroyable Lisbeth Salander, semble avoir attendu ce quatrième volume « au tournant » – c’est le moins qu’on puisse dire -, et je ne fais pas exception, ayant ainsi laissé passer plus de deux ans pour me plonger dans « Ce qui ne me tue pas ».
Depuis son grand scoop, Blomkvist était devenu une sorte de boîte de réception. Tous les jours, il recevait des tuyaux au sujet de fraudes et d’affaires louches. Évidemment, il s’agissait en grande partie de pures conneries. Des procéduriers, des théoriciens du complot, des menteurs et des frimeurs sortaient des histoires plus insensées les unes que les autres qui résistaient rarement aux premières vérifications ou n’étaient pas assez consistantes pour donner matière à un article. À l’inverse, parfois, un sujet exceptionnel se cachait derrière une histoire tout à fait banale ou anecdotique. Une simple affaire d’assurances ou un individu porté disparu dissimulaient peut-être un grand récit universel. Qui pouvait savoir ? Il s’agissait d’être méthodique et de tout considérer avec un esprit ouvert. Le samedi, il s’installa donc devant son ordinateur portable et ses carnets de notes, et explora ce qu’il avait.
Il travailla jusqu’à 17 heures et découvrit effectivement une chose ou deux qui l’auraient sans doute fait démarrer au quart de tour dix ans auparavant mais qui, aujourd’hui, ne suscitaient chez lui qu’un maigre enthousiasme. C’était un problème classique, il était bien placé pour le savoir. Au bout d’un certain nombre d’années dans la profession, tout vous semble familier, à peu de chose près. Et même si, intellectuellement, vous comprenez qu’un sujet est bon, l’excitation n’est plus au rendez-vous. Lorsqu’une énième pluie glaciale se mit à balayer les toits, il s’était déjà interrompu pour se replonger dans le roman d’Elizabeth George.
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S’il est naturellement hors de question, en pareil cas, de dire ici quoi que ce soit de significatif à propos de l’intrigue développée par David Lagercrantz, il faut bien reconnaître, avec humilité, que le roman s’affranchit assez aisément des pires craintes que l’on aurait pu entretenir préalablement : si son écriture elle-même ne propose pas toujours la singulière densité (parfois joliment oppressante) qui caractérisait celle de Stieg Larsson, et si les passages explicatifs ne sont pas toujours aussi fournis avec autant d’élégance que par son prédécesseur, la technique narrative de l’auteur des biographies de l’alpiniste Göran Kropp ou de l’inventeur Håkan Lans est indéniablement très solide. Surtout, pour emmener « Millénium » des rivages de la guerre froide finissante et de son impact fascisant sur la société suédoise et son « État profond » (comme dirait sans doute le Jérôme Leroy de « L’ange gardien ») vers ceux de la mondialisation électronique, de l’avidité capitaliste tous azimuts et de la paranoïa généralisée face aux intrusions des différents Big Brothers déjà à l’œuvre, les connaissances de David Lagercrantz en informatique avancée et en politique mafieuse, autant que celles du paysage médiatique et capitalistique scandinave, se révèlent particulièrement efficaces. Certainement moins brutale dans le détail des cruautés infligées aux corps des protagonistes, l’écriture est néanmoins aussi acérée et sans pitié lorsqu’il s’agit de traiter les destins entrecroisés des uns ou des autres, et les victimes, innocentes ou non, ne manquent pas au cours de ces 520 pages, dans lesquelles les mathématiques avancées et la cryptographie voisinent bizarrement et harmonieusement avec la psychologie des profondeurs, les mystères de l’enfance, les arrivismes forcenés, les haines viscérales et même avec un certain sens du devoir. Et c’est ainsi, au-delà de la force héritée de ses principaux personnages, que ce roman dont on se méfiait sans doute, parvient à être une réussite sans réelles ambiguïtés.
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