40 bribes de prémisses et de lendemains des attentats du marathon de Boston en 2013.
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WATERTOWN
[19 avril 2013, 07 h 31]
Le quartier est en état de siège.
Coupé du monde, recroquevillé sur lui-même et cerné par une menace invisible.
La nuit dernière, les habitants ont reçu l’ordre
de ne plus sortir de chez eux.
Ce matin, tous les accès sont bouclés.
Les écoles, les bâtiments publics, les magasins sont fermés.
Le trafic métro est suspendu.
Pareil pour les trains, les bus et les taxis.
Derrière les fenêtres, on voit des unités mobiles envahir progressivement les rues désertes.
Des milliers d’hommes armés de fusils à pompe et de fusils d’assaut, protégés par des boucliers, des casques en kevlar, des gilets pare-balles et même des chars de l’armée.
Nous allons continuer de nous déployer, déclare le chef de la police en conférence de presse, sécuriser la zone et poster des tireurs d’élite sur les toits.
On fait du porte-à-porte.
On inspecte les moindres recoins.
On a déjà fouillé une cinquantaine de maisons.
On les fouillera toutes si c’est nécessaire.
Alors que le terrorisme aveugle semble devenir un fait en « Occident » à une échelle et à une fréquence jamais atteinte jusqu’ici, la littérature s’empare fort logiquement de cette réalité à l’aspect quasiment inexorable désormais, alors que les corps sociaux semblent prêts à l’hystérie et à la haine dans le pire des cas, au désarroi majeur dans le meilleur des cas. Si de nombreux auteurs de thrillers pratiquent le sujet en force et pas toujours avec une immense décence (à de belles exceptions près, telles le précurseur « Citoyens clandestins » de DOA en 2007, ou le glaçant et intelligent « Dawa » de Julien Suaudeau en 2014), plusieurs auteurs davantage ambitieux tentent de déchiffrer la complexité rétive qui se dissimule derrière l’émotion rageuse omniprésente : pensons ainsi à la subtile transposition de la création d’un djihadiste opérée par Omar El Akkad dans son récent « American War », à l’interrogation puissante en lettre ouverte de Pierre Terzian dans son saisissant « Il paraît que nous sommes en guerre », ou encore au chef-d’œuvre d’interrogation et de scrupule quant à l’écriture même d’Erwan Larher et de son « Le Livre que je ne voulais pas écrire ». Dans son court « Deadline », paru en avril 2017 aux toutes jeunes éditions Interzone(s), le poète et nouvelliste Jean-Marc Flahaut a choisi un (léger) retour en arrière pour interroger ce qui se passe, ce qui conduit à l’attentat terroriste (est-il d’ailleurs si uniforme ?) et ce qu’il fait à la société – en prenant pour objet d’écriture le double attentat du marathon de Boston, en 2013.

Photo : ® Dan Lampariello / Dobson Agency
DEUX FRÈRES
Hier, on ne savait rien d’eux.
Aujourd’hui, le monde entier découvre leur visage, leurs traits pixellisés intimement captés par les caméras de vidéosurveillance.
On vérifie leur profil.
On fouille dans leur itinéraire, leur passé.
On remonte pas à pas le cours de leur existence en cherchant un récit à leur équipée sanglante.
La presse finit par exhumer des photos d’enfance, des clichés familiaux qu’elle étale au grand jour comme des vêtements trop vieux ou trop petits qu’on balancerait un soir en bas de chez soi parce qu’ils prenaient trop de place dans les placards.
En quarante textes juxtaposés ou imbriqués, de longueur fort variable, Jean-Marc Flahaut a surtout traqué (pour les transformer en autre chose par la force de l’écriture poétique) les boucles médiatiques sans fin qui caractérisent toujours davantage le traitement de la sacro-sainte information, tout particulièrement à propos d’attentats spectaculaires. Dans chacun des textes, qu’ils se nomment (toujours sobrement) « Les nerfs à vif », « Préparatifs », « Deux frères », « Le discours du président » ou « Des frustrés, des perdants », la bouillie spéculative et répétitive des médias de masse et de leurs experts instantanés fournit la matière brute : staccatos des envoyés spéciaux sur place, analyses et commentaires largement vides des éditorialistes en studio, tweets et micro-trottoirs effrénés, bouffées émotionnelles recueillies le plus à chaud possible auprès des blessés dans les couloirs d’hôpitaux, déclarations martiales des responsables politiques, policiers ou militaires devant à tout prix échapper aux accusations récurrentes de laxisme et d’impréparation, ou encore suppositions complotistes variées. C’est alors que le travail de l’auteur fait merveille bizarre, en recomposant le torrent pour à la fois montrer son inanité intrinsèque, et tenter de lui faire formuler, subrepticement, de plus authentiques questions.
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Exemple : faux « suspects » trop vite identifiés et aussitôt innocentés.
DÉSINTÉGRATION
Voilà celui que les autorités présentent comme le second suspect des attentats.
Un jeune homme plein d’ambition.
Un garçon plein d’entrain.
Un leader qui prenait toujours les choses en main.
Sauf quand son grand frère était là.
Les experts le disent et le répètent, il n’y a pas de profil type.
Après le divorce de ses parents et leur retour au pays, il s’est senti seul et abandonné.
Fragile émotionnellement.
Profondément déprimé.
Sur une photo prise dans un aéroport, on le voit avec son frère.
Il l’attrape par le cou.
Il a l’air beaucoup plus fort que lui.
Il le retient avec son bras.
On dirait qu’il a peur qu’il s’échappe.
Les experts le disent et le répètent, il n’y a pas de profil type.
Au moment de passer à l’acte, de transgresser les règles, toutes ses angoisses et tous ses doutes ont pris fin.
Il était libéré et comme soulagé.
La réalité ne lui apparaissait plus comme la réalité.
Il voyait enfin le monde tel qu’il est.
Ce qui se trouvait derrière, de l’autre côté.
Il avait la conscience tranquille et les yeux grands ouverts.
Il n’était plus dans le faux, il se sentait prêt.
Les experts le disent et le répètent, il n’y a pas de profil type.
À tout moment, n’importe qui peut basculer.
C’est ainsi que le paradoxe opère, et que littérature et poésie nous aident à regarder l’horreur le plus droit dans les yeux possible, à garder un pauvre sourire crispé chaque fois que nécessaire, et à ne pas céder à l’hystérisation marchande de l’information à tout prix, dont le sens est toujours la victime, lui aussi.
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Discussion
Rétroliens/Pings
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