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Notes de lecture 2013

Note de lecture bis : « L’ancêtre » (Juan José Saer)

Un chef d’oeuvre envoûtant, avertissement magnifique contre une vision unique du monde.

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«De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus d’une fois je me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert.»

En une époque indéterminée, mais qu’on peut situer à l’aube du XVIème siècle, le narrateur, orphelin désireux de voir le monde, s’embarque, alors âgé de quinze ans, comme mousse sur un bateau en partance d’Europe et qui va accoster de l’autre côté de l’immensité bleue, dans un pays qui doit être le Brésil.
Là, débarquant aux abords d’un grand fleuve, tous ses compagnons sont massacrés mais lui est épargné. Il va vivre pendant dix ans aux côtés des Indiens, une tribu d’individus en général chastes et sobres, mais qui une fois par an sombrent dans le chaos, le massacre et l’orgie.

«Ils passaient, comme on passe de l’apathie à l’enthousiasme, non pas à une autre saison de l’année mais à un autre monde où ils oubliaient également tout, pudeur, mesure ou parenté. Ils allaient d’un monde à l’autre en passant par une zone noire qui était comme une eau d’oubli et ils traversaient, à intervalles réguliers, un lieu où toutes les limites s’effaçaient et qui les laissait au bord de l’anéantissement.»

Soixante ans plus tard, il cherche à transmettre par l’écriture la mémoire de cette civilisation, de ces Indiens si proches de la nature qu’ils semblent être en complicité avec l’essence du monde, de l’écologie d’une tribu convaincue qu’elle doit maintenir l’équilibre du monde, comme des gardiens de la porte du chaos, et qui seront finalement vaincus par des européens avant tout ignorants. Il veut témoigner par sa plume d’une civilisation, qui survit uniquement dans sa mémoire et qu’il tentera jusqu’au bout de déchiffrer.

«Les hommes qui habitent dans ces parages ont la couleur de la boue des rivages, comme si eux aussi avaient été engendrés par le fleuve, ce qui, des années plus tard, ferait dire au père Quesada, lorsqu’il entendrait mes descriptions, que j’avais vécu, dix années durant, sans m’en apercevoir, dans le voisinage du paradis, car il y avait encore dans la chair de ces hommes des vestiges de la boue du premier être humain, et qu’ils étaient sans doute la descendance putative d’Adam.»

Ce texte magnifique publié en 1983, librement inspiré à Juan José Saer par l’histoire du navigateur Juan Díaz de Solís, et servi par la traduction splendide de Laure Bataillon pour les éditions Flammarion (1987), nous plonge au cœur des origines du monde et de sa chute, et du dénuement de la condition humaine.
Un roman qui semble contenir en lui des milliers d’autres livres.

«Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi qui, plus que les autres, viens du néant à cause de ma condition orpheline, j’étais déjà prémuni depuis le début contre cette apparence de compagnie qu’est une famille ; mais cette nuit-là, ma solitude, déjà grande, devint, d’un coup, démesurée, comme si dans ce puits qui peu à peu se creuse le fond avait cédé, brusque, me laissant tomber dans le noir. Désespéré, je me couchai par terre et me mis à pleurer. A présent que je suis en train d’écrire, que les grattements de ma plume et les grincements de ma chaise sont les seuls bruits qui résonnent, nets, dans la nuit, que ma respiration inaudible et tranquille soutient ma vie, que je peux voir ma main, la main fripée d’un vieillard, glisser de gauche à droite et laisser une trainée noire à la lumière de la lampe, je m’aperçois que, souvenir d’un événement véritable ou image instantanée, sans passé ni avenir, fraîchement forgée par un délire paisible, cet enfant qui pleure dans un monde inconnu assiste, sans le savoir, à sa naissance.»

Véritable chef d’oeuvre, «L’Ancêtre» a été réédité par les éditions Le Tripode en Mars 2014.

Ce qu’en dit magnifiquement mon ami et collègue Charybde 2 est ici, et ce qu’en dit Guillaume Contré est ici.

La librairie Charybde recevait en février 2015 Philippe Bataillon, Guillaume Contré et Jean-Didier Wagneur pour évoquer l’oeuvre de Juan José Saer à l’occasion de la réédition de «Glose» aux éditions Le Tripode et on peut réécouter cette soirée ici.

 

À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

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