Neuf nouvelles diaboliques où le réel se dérobe et bascule en beauté horrible.
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Ruisselant, Anton se tenait debout devant elle, son anneau croulant de poissons, la bouche bleue et la taille lacérée par leurs nageoires. Il déposa sa pêche sur le sol et s’assit en tailleur entre les jambes de Lena. C’étaient invariablement les mêmes poissons qu’il pêchait, les seuls qu’il sortait quotidiennement de l’eau. Ils avaient proliféré avec les années, supplantant toutes les autres espèces dont vivait autrefois le village, à moins que celles-ci ne se soient peu à peu conformées à cette même et unique apparence : de superbes bêtes aux couleurs chatoyantes, aux ouïes bayantes et foliacées et aux yeux de mercure, couvertes de rayons multicolores tranchants comme des lames de canif. Avec le temps, Lena avait appris à neutraliser l’âcreté de leur chair en les fourrant et en les enveloppant d’herbes pour la cuisson. Lena frictionna Anton, attendrit son corps dur et glacé comme la pierre, elle goûta au sel marin d’un baiser sur sa nuque et inspecta son crâne nu, ses épaules, son dos et ses cinq bras un à un. Elle redoutait toujours d’y trouver ces mêmes taches qui parsemaient son propre corps depuis des mois et qu’elle avait vues chez tant de pêcheurs promis à une mort certaine, ces taches qui allaient et venaient d’une zone à l’autre de sa peau, qui s’unissaient pour n’en former plus qu’une, se divisaient, se creusaient, s’induraient et saignaient ou changeaient inexplicablement de couleur d’un mois sur l’autre, virant du rose au brun ou inversement. Taches dont Anton était miraculeusement épargné. Au fil du temps, le corps du jeune homme avait même gagné en fermeté, se doublant d’une seconde peau lustrée et vernissée, totalement imberbe et dénuée de pores apparents. (« Anton », nouvelle n°8)
Après quatre romans dessinant sur sept ans une trajectoire passionnante aux éditions Quidam et Le Vampire Actif, Romain Verger nous revient cet automne avec « Ravive », un recueil de nouvelles aux éditions de l’Ogre, qui résonne à la fois comme une très cohérente continuité et comme une étape décisive dans le développement d’une langue personnelle et acérée, au service d’une frontière fantastique contemporaine formidablement inquiétante.
Je me suis étendu sur le lit et j’ai inspecté mes mains. L’une et l’autre, paume et dos. J’ouvrais et fermais le poing et leurs veines bleues saillaient sous la levée des tendons puis se dégonflaient, soulignant les sillons de ma peau de lézard. Avec le temps et les ridules, le lentigo et ces poils grotesques qui en recouvraient les phalanges, elles me rappelaient ces mains de singes cramponnées aux cordes et barreaux des zoos, comme je l’étais moi-même à cet été de mon enfance. Malgré la fenêtre close, j’entendais la mer fricasser dans mon crâne, l’infatigable mer dérouler ses barbules sur le sable, de son increvable obstination. J’ai tenté de lire un moment, mais pages et paragraphes défilaient, comme détachés du livre lui-même, voguant à la dérive. Je revenais en arrière, raccrochais le fil, puis mon regard déviait et se fixait sur le rideau de velours empesé de poussière dont les plis me ramenaient aux ondulations de l’estran et au château. Qu’avais-je eu besoin d’y retourner après tout ce temps ? (« Le château », nouvelle n°1)
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Si l’élément marin – ou plus exactement côtier, arraché dans ses décors et ses sonorités à la Bretagne, à la Norvège ou au Monténégro -, comme dans « Zones sensibles », dès 2006, domine largement le recueil, de ses grèves (« Ploumanac’h »), de ses chaos rocheux (« Le château »), de ses passes traîtresses (« Le dernier homme »), de ses villages (« Reborn », « Orcadi ») et même peut-être de ses créatures (« Donvor », « Anton »), il ne détient pourtant ici aucune exclusivité, et cède à l’occasion le pas aux déserts du Sud-Ouest américain (« Les hommes-soleil ») ou au campus universitaire (« L’année sabbatique »), qui produisent alors, pour Romain Verger, leurs propres marées et leurs propres illusions rythmiques.
La tempête est maintenant loin derrière, plombant les falaises d’un gris de cendre mouillée. Pas même un ciel de traîne ici pour témoigner de ces quelques heures déchaînées. L’eau et le vent ont épuré la côte, lissé les reliefs et la végétation, et lessivé la route qui serpente le long de la corniche. Tu avances, et chacun de tes pas ravive cette brûlure au ventre qu’aiguisent le sel, le frottement de ta ceinture, le soleil et l’absence. Ce n’est ni la faim, ni même une nausée résultant d’un excès de boisson. Et pourtant tu as bu, beaucoup bu en compagnie de Donvor, mais la marche et le vent qui souffle depuis l’aube t’ont dessoûlé, et la sensation lancinante du vide persiste, se creuse et te recreuse sans cesse, poursuivant le travail de Donvor : cet abîme ouvert en toi d’où nul écho ne répondrait à la chute d’une pierre, au cri de ton nom. Tu ne sais où tu es, où tu vas, qui tu es. Tu ne te souviens de presque absolument rien. Tu pourrais lever le pouce et gagner la sympathie d’un automobiliste, mais que lui dirais-tu ? Comme vous, au premier carrefour ou à la prochaine ville… En seras-tu plus avancé ? Les routes, les voitures existent, tout comme les villes et les falaises qui plongent dans la mer, et le ciel qui pèse sur tes épaules. De cela tu ne doutes pas, pas plus que tu ne t’étonnes de ce que tes jambes te portent. L’oubli n’est pas allé jusqu’à effacer ça. (« Donvor », nouvelle n°2)
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Prose mutante qui fait à la fois fidèlement écho aux transformations insidieuses et aux fusions plus ou moins délétères qui irriguaient déjà « Forêts noires » ou « Grande Ourse », l’écriture de Romain Verger sait aussi désarçonner brutalement la lectrice ou le lecteur, déjouant la spéculation en introduisant au détour d’un adjectif ou d’un adverbe paysages ou perspectives brisées et tout à coup indicibles. Si le matériau mythologique ou celui des contes d’horreur peuvent sourdre à tout moment, bien que des noms fatidiques ne soient jamais prononcés, c’est bien que de cette phrase, de cette narration, perlent en permanence dangers et folies, assumées ou non par les protagonistes, mais toujours prêtes à sauter au visage du passant encore innocent. Ici, le quotidien n’est pas normal, le passé n’est pas paisible, et l’avenir reste sujet à pure supposition.
Jamais Eirik n’avait songé à quitter son poste. Le sémaphore était de ces virus opiniâtres et jaloux qui réclament toujours plus de sang et d’oxygène. Kjartan, son père, lui en avait inoculé la passion. Très tôt, Eirik avait appris de lui à reconnaître les vents, à localiser les courants, à déceler les dérives d’icebergs dans la nuit, à déterminer l’influence de la houle et des marées sur le déplacement des bancs de sable. Enfant, il fixait les repères sur la terrasse, les faisait coulisser de droite à gauche en suivant du regard les gestes de son père. Il hissait boules et drapeaux, tenait son propre journal de bord où il consignait le nom des bateaux qu’il avait héroïquement sauvés du péril de la passe. Mais ce n’est qu’à neuf ans, lorsque sa mère Hedda disparut, que le sémaphore s’imposa à lui comme une évidence. C’était un jour de tempête, la mer écumant jusque dans les terres battait à rompre la vitre du sémaphore. Pour rentrer plus rapidement de la sécherie, Hedda avait pris ce soir-là le sentier côtier. Kjartan et Eirik l’avaient attendue en vain toute la nuit. À l’aube, Kjartan avait refait le chemin, fouillé les criques et scruté les poches d’écume grise prisonnières des rochers ; nombre d’habitants s’étaient mobilisés, ratissant la côte sur des kilomètres, du port au cap Krigh. Mais jamais la mer ne rendit son corps. Si la vocation d’Eirik procédait jusqu’ici d’une inclination juvénile quelque peu naïve, faite d’imitation et de fascination pour un père lui-même soucieux de voir son fils prolonger son existence, elle prit tout son sens avec ce drame. Il savait dorénavant qu’il consacrerait sa vie à surveiller la mer, qu’il n’aurait de cesse de la traquer du regard, de la soumettre à ses mesures, que chaque bateau arraché à sa dévoration l’affamerait un peu plus, les vengeant son père et lui de cette précieuse vie qu’elle leur avait raflée. (« Le dernier homme », nouvelle n°6)
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Il faut se laisser glisser dans le rêve de ces narratrices ou de ces narrateurs fiévreux, se laisser gagner par les chimères qui habitent leurs monologues, leurs dialogues ou les courriers qu’ils reçoivent, sentir monter le sentiment diffus d’abord que quelque chose ne va pas, nous guette, nous menace peut-être – et s’abandonner à un destin difforme, diffracté et certainement difficile – mais plein de la sérénité enfin atteinte de qui ne doute plus, et accepte l’inévitable dont le tracé apparaît alors dans la brume, marine ou psychologique. Car ici le réel n’est jamais ou presque ce qu’il prétend être initialement.
Cela fait sept ans que tu réclames ce congé de formation et maintenant qu’on te l’a octroyé, tu te demandes si tu ne ferais pas mieux de décamper et de profiter de l’été indien. Tu signes, puis tapotes l’épaule de ta voisine de devant pour lui faire passer la feuille, et lorsqu’elle se retourne, tu reconnais dans son visage poinçonné de deux yeux vitreux de poisson celui du défi piteux que tu t’es lancé. Tu ne feras pas le tour du monde sur les mains, tu n’exploreras ni les monts de Kong ni le Mont Analogue, tu ne traverseras pas le triangle des Bermudes à la rame ni ne descendras le superbe Orénoque. Tu redeviens ce que tu as été il y a longtemps déjà : un poulet de compétition prêt à en découdre pour décrocher ton label et vendre plus cher ta peau. (« L’année sabbatique », nouvelle n°7)
Si le redoutable machiavélisme qui caractérisait le dernier en date des romans de Romain Verger, « Fissions » (2013), est plus que jamais présent dans la majorité de ces neuf nouvelles, comptant de 7 à 36 pages, l’écriture a gagné ici, de manière spectaculaire, une puissance et une concision rares, pour atteindre une densité poétique frémissante et hirsute, diaboliquement belle et tout aussi déstabilisante.
L’auteur sera à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) pour fêter le lancement du recueil le jeudi 20 octobre prochain à partir de 19 h 30.
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