L’enfance imaginée d’un géographe libertaire hors du commun.
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Il y en avait beaucoup d’autres ; douze, en plus d’Élie et de celui qui n’a pas vécu, c’est beaucoup d’enfants. Peut-être furent-ils quinze. La maison familiale de Sainte-Foy-la-Grande était trop petite pour tous ces enfants. C’est autour, dans les limites de la Rance, du Vinairols et de la Dordogne, dans les paysages de ce début de Périgord qu’Élisée s’est indiscipliné, en marchant, en courant et regardant plus que les promeneurs, en ramassant beaucoup de pierres.
Avec ce premier roman publié en octobre 2016 à la Contre Allée, Thomas Giraud s’attaque avec brio non pas à l’enfance d’un chef, mais à celle d’un personnage hors du commun, le grand géographe libertaire Élisée Reclus, celui-là même qui se rendra plus tard célèbre par ses ouvrages scientifiques monumentaux, ses vulgarisations audacieuses, « Histoire d’un ruisseau » (1869) ou « Histoire d’une montagne » (1875), et sa participation aux luttes sociales de l’anarchisme de son époque, et tout particulièrement à la Commune de Paris en 1871.
Thomas Giraud ne s’intéresse pas ici à l’homme (ou alors, en filigrane potentiellement trompeur), mais à l’enfant et à l’adolescent, tels que les archives disponibles permettent d’abord de les reconstituer, puis, quittant le terrain de l’histoire et de la biographie pour celui de la spéculation littéraire et philosophique, de les imaginer.
Né à Sainte-Foy-la-Grande, à la frontière de l’Aquitaine et du Périgord, membre d’une très nombreuse fratrie, issue de l’union d’un très austère pasteur protestant obsessionnel et compulsif (Sainte-Foy est depuis le XVIe siècle un bastion de la religion réformée) et d’une institutrice progressiste, le jeune Élisée aurait dû normalement marcher dans les traces de son grand frère Élie, qu’il rejoint bien jeune dans son internat allemand pour, déjà, y apprendre à devenir pasteur également, selon le vœu de leur père.
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Les vraies disputes avec son père, Jacques, ne sont pas tout à fait prêtes. Il faut attendre qu’elles se préparent, on ne se dispute vraiment que lorsque l’on est capable de prendre prétexte de l’accessoire, du détail, pour remettre en cause tout un système de pensée, toute une manière de vivre. Il n’en est pas du tout là. À l’âge où il est encore cet enfant, où sa peau est claire des voyages qu’il n’a pas faits, où ses bras qui seront toujours relativement chétifs l’étaient déjà, avec sa petite taille et sa chevelure soyeuse, il s’enfuit ruminer ses frustrations et tiraillements, déplacer des pierres. Pas déplacer des montagnes, juste ramasser des pierres et les faire voyager. De petits actes mesurables.
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Adam et Eve chassés du Paradis – Vitrail à Sainte-Foy-la-Grande – Havang(nl), Travail personnel, CC BY-SA 3.0
Thomas Giraud surprendra sans doute la lectrice ou le lecteur, car il pratique l’archéologie biographique imaginaire avec un subtil art du contrepied. Les indices disséminés, les fragments connus, ceux que l’historien peut le plus souvent interpréter à loisir et à charge, fort de sa connaissance du futur de l’homme étudié, sont ici régulièrement trompeurs, désarçonnant le père ou la mère – et même parfois le grand frère complice, pourtant le plus lucide de tout ce paysage humain, traçant un chemin plein d’illusions et de faux-semblants, et paraissant s’amuser précisément à contester tout pesant déterminisme, même lorsque les apparences sont contre.
Elle fait de la passion d’Élisée pour les pierres un indice de son déracinement à venir : ces petites pierres qu’il ramasse et cache un peu partout après les avoir fait voyager, parfois d’une poche à l’autre, parfois d’un champ à son matelas, parfois d’une vigne à une autre. Mais elle a le sentiment que ses mélancolies à lui seront, comme les siennes, faites pour s’installer durablement dans un lieu, sans bouger, ou sans bouger trop loin, et que ses mélancolies porteront sur l’imagination. Ses mélancolies resteront des mélancolies, des regrets, des projets rangés. Il ne partira pas. Il pourrait être comme elle, instituteur privé. Élisée a quelque chose d’un brin besogneux, peut-être de fragile, lié à sa petite taille, et elle ne pense pas qu’Élisée, contrairement à Élie, sera enclin à abandonner la terre et les gens avec lesquels il vit. Il n’a pas l’espièglerie et l’audace d’Élie. Et il paraît si prudent, son Élisée, il a besoin, pense-t-elle, d’être rassuré. Elle aussi, de savoir que ce petit-là, un de ses petits, restera près d’elle, ou au moins pas trop loin. Elle voudrait pouvoir continuer à chuchoter avec lui.
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L’auteur traque avec une grande subtilité et une discrète élégance la tension qui relie, énorme différence de potentiel, un certain ronronnement familial déterministe (qui a pourtant aussi ses échappées belles) et un bouillonnement socio-politique environnant qui ne demande qu’à prendre de l’ampleur, mais aussi la complicité authentique qu’entretiennent les deux frères qui resteront, au sein d’une famille qui produira aussi, simultanément, un autre géographe, un officier de marine et explorateur, et un chirurgien, les plus proches qui soient, compagnons de luttes politiques et de discussions savantes entre le géographe de l’humain et du social et l’ethnographe féru de géologie. L’écriture de Thomas Giraud se révèle ainsi particulièrement propice, mine de rien et tout en douceur, pour offrir à ce singulier libertaire en gestation, à ce touche-à-tout syncrétique qui ne se résoudra jamais à accepter ni l’académisme ni l’injustice, une formidable ode à la liberté de ne pas faire ce qui est écrit, prévu, choisi par d’autres – et de laisser, face à la raison seule, une part réelle à l’imagination, pour offrir au monde ces « Paysages politiques » (Yves Lacoste, 1990) dont il sera l’un des grands précurseurs.
L’observation d’une grève, l’amitié qu’il imagine entre les ouvriers, l’unité indéfectible qu’il suppose vont contribuer à rééquilibrer un peu ses centres d’intérêts. Jusque-là, la nature était omniprésente et la part qu’il faisait à la politique ou à la philosophie politique était réduite aux ouvrages. Il ne notait rien sur les hommes. À partir de cet épisode, il fait entrer l’intervention humaine. C’est l’occasion d’adopter une nouvelle méthode : il note ce qu’il voit sur les hommes et ce que cela lui inspire. Mais ce sont les hommes, le groupe, qui l’intéressent, pas les individus, en tout cas pas pour ses notes.
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