D’une absurde famille marquée par le suicide à Toulouse à la pelote basque pro à Miami, et retour. Curieux et déchirant.
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Publié en août 2016 à l’Olivier, le vingt-et-unième ouvrage de Jean-Paul Dubois ne surprendra sans doute pas beaucoup les familiers de son œuvre, qui seront prompts à noter les signes de reconnaissance qui parsèment le texte – et qui font indéniablement partie du charme mystérieux du Toulousain -, mais qui se délecteront certainement, avec celles et ceux qui découvriraient ainsi l’auteur, du curieux romantisme détaché qui habite cet espace littéraire largement dédié à la beauté du pays basque, à la ferveur sportive de la pelote et aux épais secrets incompréhensibles des familles, en un étonnant aller-retour incessant entre Toulouse, Bayonne et Miami (capitale indéniable de la pelote basque professionnelle dans les années 1970-1980).
Ce furent des années merveilleuses. Quatre années prodigieuses durant lesquelles je fus soumis à un apprentissage fulgurant et une pratique intense du bonheur. Il m’avait fallu attendre vingt-huit ans pour éprouver chaque jour cette joie d’être en vie au petit matin, de courir pour polir mon souffle, de respirer librement, de nager sans peur, et de ne rien espérer d’autre d’une journée sinon qu’elle m’accompagne comme l’on promène une ombre et que le soir venu elle me laisse en l’état, simplement satisfait, abruti de quiétude et de paix loin de ce territoire désarticulé que j’avais abandonné, et surtout loin de ceux qui m’avaient mis au monde par des voies naturelles, m’avaient élevé, éduqué, détraqué et sans aucun doute transmis le pire de leurs gènes, la lie de leurs chromosomes.
Sur ce dernier point, je sais parfaitement ce dont je parle.
De la mi-novembre 1983 au 20 décembre 1987, je fus donc un homme profondément heureux, comblé en toutes choses et vivant modestement des revenus du seul métier que j’aie jamais rêvé d’exercer depuis mon enfance : pelotari.
En Floride, et surtout au Jaï-alaï de Miami, j’ai fait partie de ce petit cercle de professionnels de la pelote basque rétribués à l’année pour danser sur les murs, jouer du grand gant, fendre l’air avec une cesta punta et propulser des balles de buis cousues de peau de chèvre à 300 km/h sur le plus grand fronton du monde – un Vatican peuplé de cent papes aux mains d’osier – frôlé par les avions de l’aéroport de Miami International, et fréquenté alors par ce qui se faisait de mieux dans une ville qui, il faut bien le reconnaître, n’avait jamais été trop regardante sur la fabrique de son aristocratie.
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Que l’on ne s’y trompe pas, néanmoins, et sans vouloir par trop vous « spoiler » ce récit : si la tonalité de l’écriture, curieusement primesautière, frisant parfois un joli burlesque voire un certain « nonsense », permet un parcours apparemment doté d’une certaine allégresse au narrateur, l’histoire est ici tragique et déchirante. Vraiment. Que la noirceur soit dissimulée longtemps dans les plis et replis grisés d’une vie qui se cherche – et qui ne dispose pas de la clé de l’énigme reçue en legs – ne l’empêche pas d’être, in fine, éclatante. Que Paul Katrakilis, fils d’un médecin toulousain ayant toute sa vie oscillé entre l’insensé, le ridicule et l’insensible et d’une horlogère ayant vécu tout ce temps conjugal chevillée à son frère et collègue, petit-fils d’un médecin de Staline ayant fui au lendemain de la mort du tyran en emportant une tranche de cerveau de tsar rouge tout juste autopsié, ait réussi à échapper à la loi non écrite de sa filiation en devenant joueur professionnel (et néanmoins smicard) de pelote basque à Miami, loin de ce qui pourrait s’apparenter à une malédiction génétique, ne l’empêche pas d’être l’enfant et unique héritier, comme il nous le confie dès les premières pages, d’une famille de suicidés.
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Une simple photo envoyée de France, prise avec un appareil bon marché, suffisait à bouleverser ma vie. Bien plus que l’annonce de la mort de mon père, cette image du compteur me rappelait qui j’étais, d’où je venais, par quelles gonades j’avais dû passer, cette bite, ce gland et cet interminable séjour dans l’utérus des Gallieni. Ces gens-là, incapables de vivre, de supporter leur propre poids sur cette terre, m’avaient fait, fabriqué, détraqué. J’étais venu jusqu’ici, jusque dans cette turne de Hialeah Drive pour ne plus faire partie de cette débâcle, pour échapper à ce fatum de sous-préfecture. Et voilà que l’autre était réapparu. Avec ses shorts misérables, son visage glabre. Ses consultations de l’après-midi. Ses éructations domestiques. Ses sentences suffisantes. Son latin de cuisine. Il était revenu m’emmerder ici, me pister comme un chien de ferme, renifler ma trace, mon odeur, ce remugle familial ; il était arrivé un dimanche d’hiver pendant que je naviguais dans la baie. Juste après m’avoir préparé à sa mort par un courrier sybillin. Son hiéroglyphe mental. Le kilométrage de sa voiture. Les cinq 7 prémédités. Il avait roulé le temps qu’il fallait pour les aligner. Pour mettre en orbite sa petite mathématique de pacotille. Pour qu’à l’instant où je posais mes yeux sur ces chiffres j’entende le son de sa voix prétentieuse me dire : « 7 ? Le quatrième nombre premier, réputé « sûr » et « super singulier », le deuxième nombre de Mersenne premier, le deuxième nombre double de Mersenne, un nombre de Newman-Shanks-Williams, un nombre de Woodall, un nombre de Carol. » Déstabiliser, suggérer, instiller, sous-entendre, user de son langage masqué, son vice cérébral, sa perversion de généraliste. Faire mal à bas bruit. Mourir dans le fatras des illusions factorielles, le salmigondis des puissances, des translations et des monogènes infinis, la bouche pleine de fractions continues et d’exposants et, cependant, sans un mot pour son enfant.
Et cette voiture choisie à dessein. Cette voiture anglaise avec conduite à droite dont j’avais moi-même, un jour, coupé le contact, en découvrant ce qu’un fils ne devrait jamais voir.
Les Katrakilis et les Gallieni étaient des artistes. Ils savaient mourir à n’en plus finir. Crever à la manière de ces mauvais acteurs sollicitant les rappels. Mettre en scène leurs miasmes pour embosser les mémoires, les maintenir dans l’axe du malheur, les amarrer à la peine.
J’aurais dû m’agripper aux parois de son urètre, tenir bon, résister, ne jamais sortir de ce misérable conduit et le laisser se débattre dans son éjaculation stérile de médecin conventionné.
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Un hespérophane. Photo : ©entomart, http://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=471284
Davantage encore que dans « Une vie française » (2004) et « Le cas Sneijder » (2011), Jean-Paul Dubois manie la temporalité en esthète redoutable, horloger digne de l’obsession des Gallieni dans ce roman ou du terrifiant savoir-faire de l’ « Acharnement » de Mathieu Larnaudie, et parvient ainsi à maintenir tout au long de ces 230 pages un équilibre acrobatique et – virtuosité accrue – humoristique entre l’appétit d’existence, la simplicité des amitiés et des amours, l’Eros paisible, tous confrontés à la pulsion mortifère, à la convention sociale qui sentira par avance toujours les obsèques, et au Thanatos impavide qui rôde, et triomphe si souvent.
Si l’on m’avait demandé mon point de vue sur ces questions durant les premières semaines de ce nouveau millénaire, j’aurais répondu que les vers xylophages qui me vrillaient maintenant l’esprit nuit et jour, et qui me grignotaient déjà sans doute dans le placenta, accréditaient plutôt la thèse de la maison de passage mal fagotée, transitionnelle et attrape-nigaud.
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critique qui donne envie de lire le livre. Merci !