Perrault, Grimm et le folklore lycanthropique européen transmutés en des contes résolument autres.
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Publié en 1979, traduit en français en 1985 au Seuil par Jacqueline Huet, « La compagnie des loups », deuxième recueil de nouvelles de la Britannique Angela Carter, est peut-être désormais son œuvre la plus connue, notamment depuis le succès éclatant du film éponyme de Neil Jordan, adapté en 1984 de l’un des textes du livre, film auquel elle collabora pleinement en tant que co-scénariste. Elle nous y offrait dix nouvelles pour relire, subvertir et transmuter d’une autre imagination certains contes classiques de nos enfances, certains d’entre eux engendrant plusieurs nouvelles comme autant de variations : « La barbe bleue », « Le petit chaperon rouge », « Le chat botté », « Blanche-neige », « La belle et la bête », s’appuyant sur les inspirations de Charles Perrault, des frères Grimm, de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve, de Goethe, ou simplement du folklore européen de la lycanthropie et du vampirisme.
Son cadeau de mariage refermé autour de ma gorge. Un tour de cou de rubis de cinq centimètres de large, semblable à quelque gorge tranchée extraordinairement précieuse.
Après la Terreur, dans les premiers jours du Directoire, les aristos qui avaient échappé à la guillotine adoptèrent la coutume ironique de se nouer un ruban rouge autour du cou à l’endroit exact où le couperet aurait dû s’abattre, un ruban rouge comme le souvenir d’une plaie. Et sa grand-mère, séduite par cette idée, s’était fait faire son ruban à elle en rubis ; quel luxe dans ce geste de défi ! Cette soirée à l’Opéra me revient encore aujourd’hui… la robe blanche, ; la frêle enfant qui la portait ; et l’éclat des joyaux écarlates autour de sa gorge, brillant comme du sang artériel.
Je le vis qui m’observait dans les miroirs dorés de l’œil appréciateur du connaisseur examinant un pur-sang, voire de la ménagère au marché, les pièces de viande à l’étal. Je ne lui avais jamais vu, ou du moins n’y avais pas pris garde, ce regard auparavant, dans sa pure avarice charnelle ; et qu’amplifiait encore étrangement le monocle logé dans son orbite gauche. Quand je vis qu’il me regardait avec concupiscence, je baissai les yeux mais, en détournant de lui mon regard, j’aperçus mon propre reflet dans la glace. Et je me vis, soudain, telle qu’il me voyait, mon pâle visage, cette manière qu’avaient les muscles de mon cou de saillir comme un fin treillis. Je vis combien ce cruel collier me seyait. Et, pour la première fois de mon existence innocente et confinée, je perçus en moi-même, des possibilités de dépravation qui me coupèrent le souffle.
Le lendemain, nous étions mariés. (« Le cabinet sanglant »)
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Mêlant de multiples registres insidieux, Angela Carter n’hésite pas à déjouer sauvagement les canons du genre merveilleux, brutalisant les références sacrées, y instillant un féminisme vigoureux et volontiers iconoclaste, transformant les oies blanches promises à l’abattoir pour avoir « fauté » en maîtresses de leurs corps et de leurs désirs, dans une tonalité qui approche par moments celles de la Pauline Réage d’ « Histoire d’O » (sans son mysticisme masochiste toutefois), ou encore en combattantes surprenantes et décidées, que ne renieraient sans doute ni la Céline Minard de « Bastard Battle », ni le Jérôme Noirez de « Féérie pour les ténèbres », mais aimant aussi à proposer de somptueux cabotinages théâtraux qui anticipent par exemple les évolutions possibles du personnage du Chat Botté ou de la Bête, traitant encore de Blanche-Neige avec une froideur toute clinique. Les animaux fabuleux, les bêtes qui hurlent au cœur du monde, ou les dangers qui guettent dans l’ombre sont ici apprivoisables pour peu que l’on en décode la matrice de désir et d’affirmation, pour peu que l’on accepte d’inventer une autre psychanalyse des contes de fée au fil de l’aventure.
Il est une bête et une seule qui hurle dans les bois la nuit.
Le loup est le carnivore incarné et il est aussi rusé qu’il est féroce ; une fois qu’il a tâté de la chair humaine, rien ne la peut remplacer.
La nuit, les yeux des loups brillent comme des flammes de bougies, mais c’est parce que la pupille de leurs yeux s’engraisse d’obscurité et capte la lumière de votre lanterne pour vous la renvoyer – rouge comme danger ; si les yeux d’un loup reflètent le seul clair de lune, ils brillent alors d’un vert froid et surnaturel, une couleur perçante, minérale. Quand le voyageur surpris par la nuit aperçoit ces terribles ducats lumineux cousus soudain sur les broussailles noires, il sait alors qu’il lui faut courir, si l’effroi ne le paralyse pas sur place.
Mais ces yeux sont tout ce que vous pourrez entrevoir des assassins de la forêt alors même qu’ils s’assemblent invisibles autour de votre odeur de viande si vous êtes assez peu sage pour traverser les bois la nuit. Ils seront comme des ombres, ils seront comme des spectres, membres gris d’une congrégation de cauchemar ; horreur ! son long hurlement modulé… un aria de frayeur rendu audible.
Le chant du loup est le bruit du tourment qu’il vous faudra souffrir ; en lui-même, c’est déjà un meurtre. (« La compagnie des loups »)
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La lectrice ou le lecteur aura ainsi la joie intense de découvrir, au détour de ces chemins de traverse devenus tout à coup tortueux, une interprétation somptueusement inédite, un univers de possibles qui s’ouvre sans prévenir sous les pas, démontrant encore et toujours, comme le fait dans un tout autre registre le « Vaillant petit tailleur » d’Éric Chevillard, qu’au cœur des mythes les plus rebattus, des figures de style apparemment les plus connues, il y a un souffle imaginaire palpitant à débusquer, refondre et (re)lancer crânement vers le monde.
Au cœur de l’hiver, le rouge-gorge, ami de l’homme, se perche sur le manche de la bêche du jardinier et chante. c’est la pire époque de l’année pour ce qui est des loups. Mais cette enfant têtue tient absolument à s’en aller à travers bois. Elle est parfaitement certaine que les bêtes fauves ne peuvent lui faire de mal, encore que, dûment chapitrée, elle emporte un couteau de boucher dans le panier que sa mère a empli de fromages. Il y a une bouteille de rude liqueur de mûres distillées ; un paquet de gâteaux d’avoine cuits sur la pierre du foyer ; un ou deux pots de confitures. La fille aux cheveux de lin va porter ces présents délicieux à une grand-mère recluse, si vieille que le fardeau des ans l’écrase et va la tuer. Mère-grand habite à deux heures de marche pénible à travers le bois hivernal ; l’enfant s’enveloppe dans son châle épais qu’elle tire pour le ramener sur sa tête. Elle chausse ses solides galoches de bois, la voilà prête et c’est la veille de Noël. La porte maléfique du solstice balance encore sur ses gonds, mais la fillette a été trop aimée pour éprouver la moindre crainte. (« La compagnie des loups »)
On trouvera sur noosfere, ici, les beaux mots qu’y consacrait Jean-Pierre Andrevon en 1985, ce qu’en dit Helen Simpson (en anglais) dans The Guardian est là, et ce qu’en dit Marina Warner (également en anglais) dans The Scotsman est encore là.
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