Portrait en creux d’un artiste sans œuvre.
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Enrique Vila-Matas donne dans «Bartleby et compagnie» un aperçu de la vie de Roberto (Bobi) Bazlen et du roman de Daniele del Giudice, «Le stade de Wimbledon», publié en 1983 et traduit de l’italien par René de Ceccatty pour les éditions Rivages, dans lequel le narrateur tente, en revenant sur ses traces, de comprendre pourquoi le triestin Bazlen (1902-1965), homme érudit et vénéré dans le monde de l’édition italienne, n’écrivit jamais rien, à l’instar des «Artistes sans œuvres» auxquels Jean-Yves Jouannais a consacré un essai magnifique.
«Bobi Bazlen était un juif de Trieste, Il avait lu tous les livres en toutes les langues et, en dépit (ou peut-être justement à cause) d’une très haute exigence littéraire, préféra intervenir directement dans la vie des personnes plutôt que d’écrire. Le fait qu’il n’ait pas produit d’œuvre fait partie intégrante de son œuvre. Un cas étonnant que celui de Bazlen, sorte de soleil noir de la crise de l’Occident ; on dirait de son existence même qu’elle est l’aboutissement vrai de la littérature, de l’absence d’œuvre, de la mort de l’auteur : de l’écrivain sans livres aux livres sans écrivain.» (Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie)
Le narrateur rencontre tous ceux qui ont côtoyé Roberto Bazlen ; il reste lui-même très silencieux au cours des entretiens, hésitant à se prononcer, dans l’attente insatisfaite d’une révélation sur la cause de ce renoncement à l’écriture. A travers les rues, les places et dans les autobus de Trieste, c’est le livre d’une recherche indécise, aussi mystérieuse que la création littéraire, le livre d’un temps dilaté et suspendu, un récit plein de blancs et de points de suspension, aussi imparfait que la mémoire, qui envoûte par ses silences et sa lenteur.
«La densité de l’endroit ne m’est d’aucun secours, bien au contraire. Au fond, j’aurai bientôt ma dernière chance et il faudrait que je trouve quelque chose qui m’amène d’un seul coup à la raison pour laquelle il n’a pas écrit ; mais je n’ai que des idées confuses et le sentiment d’être éloigné de cette question, comme d’un sommet d’acuité, de rigueur ou d’ironie par compensation, ou d’angoisse paralysante, ou je ne sais pas quoi encore.»
«Le stade de Wimbledon», un livre sur l’impossibilité d’écrire, contient en lui-même son propre paradoxe, la négation de l’impossibilité, motif central du brillant «Goldberg : Variations» de Gabriel Josipovici.
Alors que les événements quotidiens suscitent souvent aujourd’hui l’envie d’un retrait du monde, «Le stade de Wimbledon» fait naître ou renaître la possibilité d’un regard nouveau en littérature, et l’envie de flâner sur les traces des écrivains dans les rues de Trieste.
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