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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Le cahier d’Alberto » (Monique Rivet)

Sous couvert d’enquête historique, pénétrer en une rêveuse effraction les arcanes de la création fictionnelle.

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Publié début avril 2015 aux éditions Quidam, « Le cahier d’Alberto » n’est que le cinquième roman de l’impressionnante octogénaire Monique Rivet, après trois romans publiés chez Gallimard au début des années 60, et après « Le glacis », manuscrit de 1957 retravaillé en profondeur pour être publié en 2012 chez Métailié.

Un jeune couple, lui, Sandro, traducteur, elle, Céline, comptable free lance, s’est installé dans une petite maison qu’ils ont récemment achetée, à proximité de Montpellier, pas loin de la lagune et de la cathédrale wisigothe de Maguelone. Lorsqu’un rêve récurrent de Sandro et un personnage de l’histoire locale, Alberto, l’immigré italien, réfractaire au STO, résistant de 1943, peut-être aussi petit truand et assassin, s’immiscent dans la traduction en cours, au cœur de l’une des anecdotes rapportées par la chroniqueuse qu’il doit traduire en italien, une étrange obsession se développe peu à peu.

Elle me dit : tu es sûr que tu ne l’arranges pas, ce rêve ? Les rêves, c’est confus, ça ne se déroule pas comme une séquence de cinéma. C’est parce que c’est un rêve récurrent, lui dis-je. Et alors ? Alors à la longue il se forme comme une logique.
Nous avions pris l’habitude, Céline et moi, de ces brefs échanges en cours de journée, par fax ou courrier électronique, à l’époque où nous travaillions dans des bureaux, chacun à un bout de la ville. Quand nous nous sommes installés à Saint-Julien et que nous avons pu faire le plus gros de notre travail sans bouger de chez nous, nous avons continué à nous laisser des messages sur nos ordinateurs respectifs, pour dire certaines choses, d’ordre pratique quelquefois, mais aussi de celles qui demandent quelque distance, un temps de réflexion. Il arrive à Céline d’entrer silencieusement dans la pièce où je me tiens et, par-dessus mon épaule, elle s’amuse à me surprendre par une intervention directe et intempestive sur mon clavier.
Le rêve dont elle parle a pour décor la plage de Maguelone, non pas telle qu’elle est aujourd’hui et que nous l’avons vue tout cet été, parcourue et salie par les foules vacancières, mais déserte aussi loin que porte le regard, vierge de toute présence. Peut-être n’est-ce pas véritablement un rêve, d’ailleurs, car je ne le fais pas au profond du sommeil, plutôt dans une sorte d’entre-deux de la nuit où je serais comme en suspension, les yeux fermés. Il suffit que j’attende : à l’intérieur de mes paupières apparaît cette courbe parfaite que déploie le littoral jusqu’à l’horizon où il se confond avec la mer. La cathédrale, isolée sur la lagune, est derrière mon dos ; je la vois pourtant, sans doute parce que dans mon rêve elle n’appartient pas tout à fait au même espace que le paysage autour d’elle : les étangs salés, les langues de terre caillouteuse piquées de buissons épineux, et quelques mauvais carrés de vigne, quelques bosquets de pins et d’acacias. Elle est là depuis presque mille ans, « la seconde après Rome ».
Quelle raison peut faire qu’il n’y ait pas une voile sur la mer, pas la moindre barque ? Personne nulle part ? Pas un pêcheur sur le bord des étangs où tant de fois nous les avons vus lancer leurs lignes ? Le jeune garçon qui, de la passerelle, plongeait son carrelet dans les eaux du canal, les enfants avec leur sac de plage, disparus ? Et le manchot qui manœuvrait la gabarre d’une rive à l’autre avec son bras unique ?
Pas une âme. Et pas davantage de passerelle ni de gabare. Étrangement aussi, je ne gouverne pas mes yeux ; ils se posent là où le veut une puissance inconnue, n’obéissant pas à mon désir de contempler jusqu’à l’assouvissement le Christ sculpté au tympan du portail dont la bénédiction demeure levée sur ma tête, même quand mes regards sont tournés d’un autre côté, vers les étangs ou la grande allée de pins qui mène à la mer.
Cette allée de pins, souffle Céline dans mon cou, elle n’existe pas. Non. Tu l’inventes. Le manchot aussi ; qu’est-ce que c’est que cette gabarre qui traverse le canal ? Je vois bien la passerelle, rien d’autre. Des pêcheurs, ça oui. Et qu’est-ce que tu as dit encore ? Un garçon avec un carrrelet ? C’est quoi au juste, un carrelet ? Ah oui. Peut-être qu’on a vu ça en effet.

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La cathédrale de Maguelone.

Cherchant avec passion dévorante et sérieux de dilettante la vérité qui gît peut-être sous le tissu de suppositions légué par les souvenirs officiels, arrachant paisiblement de rares confidences au voisin retraité devenu ami, fouillant les lieux en France et en Italie à la recherche de quelque assurance ou de quelque bribe de certitude, Sandro s’enfonce à son corps défendant dans une curieuse enquête policière rétrospective, où l’irréalité et le flou du non-dit semblent s’infiltrer à chaque pas dans l’éventuelle bonne direction. À moins que tout cela, comme le mythique et disparu « cahier d’Alberto », ne soit que l’expression de la tentation créative et littéraire, du récit devenant roman par son écriture même ? La transmutation des faits en imaginaire, subtilement à l’œuvre tout au long de ces 140 pages, l’entrelacement des couches de « corrections » s’immisçant dans les textes déjà entreposés sur l’ordinateur, les hypothèses prenant davantage corps que les attestations éventuelles : c’est ainsi que le rêve et le fait divers obscurci s’allient pour offrir du mythe et du sens toujours à redécouvrir.

Rarement la lectrice ou le lecteur auront-ils pu, sous couvert de rêverie puissamment obsessionnelle, pénétrer ainsi de l’intérieur les secrets possibles de la dérive cognitive conduisant à la création fictionnelle littéraire.

Ce qu’en dit magnifiquement ma collègue et amie Charybde 7, désormais également présente sur ce blog, est ici.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici. Et l’on ne peut que se réjouir par anticipation de la soirée du 13 mai 2015, qui verra Monique Rivet à la librairie Charybde.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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