Un flamboyant aperçu de la poésie engagée et puissante de l’immense exilé turc.
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Publiée en 1999 dans la collection Poésie-NRF de Gallimard, cette anthologie traverse l’ensemble de l’œuvre du grand poète turc Nâzim Hikmet, ou presque. Figure essentielle des lettres turques, considéré quasiment dans le monde entier comme un modèle de l’écrivain engagé ayant conservé, contre vents et marées, sa lucidité, il aura passé au total quinze ans de sa vie dans les prisons turques, pour « propagande communiste », avant d’être contraint à l’exil en 1951, d’être déchu de sa nationalité turque la même année, de recevoir le prix international de la paix en 1955 (en compagnie de Pablo Picasso et de Pablo Neruda), et de finir sa vie en 1963, citoyen polonais à Moscou, où ses critiques ouvertes sur le régime soviétique indisposent largement les autorités.
Créateur d’une poésie en vers libres alors très peu répandue en Turquie, baignée de critique sociale et d’exaltation de la rude paysannerie turque, associant étroitement amour, fraternité et camaraderie de combat, rénovateur profond de la poésie épique, à partir de grandes figures combattantes de l’histoire turque, chantre affûté d’une quête insatiable de justice, Nâzim Hikmet aura influencé durablement une grande partie des écrivains turcs contemporains, par cette capacité rare à concilier sens de la lutte et imagerie poétique intense, sans jamais s’égarer du côté de quelque réalisme socialiste insipide.
Les traducteurs Munevver Andac et Guzine Dino ont réussi, me semble-t-il (et faute de connaissance de la langue turque en ce qui me concerne, il faut bien l’avouer) à rendre ce perpétuel équilibre instable, mobilis in mobile s’il en est, qui semble caractériser la dynamique de l’écriture de Nâzim Hikmet.
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Nous savons tous deux, ma bien-aimée,
qu’on nous a appris à avoir faim et froid ;
à crever de fatigue et à vivre séparés.
Nous ne sommes pas encore obligés de tuer,
il ne nous est pas encore arrivé de mourir.
Nous savons tous deux, ma bien-aimée,
que nous pouvons apprendre aux autres
à combattre pour les nôtres
et à aimer chaque jour un peu plus
chaque jour un peu mieux…
(5 octobre 1945)
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Nos bras sont des branches chargées de fruits,
L’ennemi les secoue, l’ennemi nous secoue jour et nuit,
Et pour nous dépouiller plus facilement, plus tranquillement,
Il ne met plus la chaîne à nos pieds,
Mais à la racine même de notre tête, ma bien-aimée.
(Les ennemis, 1948)
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L’OPTIMISTE
Enfant il n’a pas arraché les ailes des mouches
attaché des boîtes de conserve à la queue des chats
ni emprisonné les cafards dans des boîtes d’allumettes
ou détruit des fourmilières
il a grandi
et toutes ces choses on les lui fit
j’étais à son chevet quand il mourut
récite un poème dit-il
sur le soleil sur la mer
sur les cuves atomiques et les lunes artificielles
sur la grandeur de l’humanité.
(6 décembre 1958)
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Il faut ajouter, dans cette édition, une belle préface de Claude Roy, et une superbe postface, à la fois captivante et émouvante, rédigée par l’ami et traducteur Guzine Dino :
Malgré la maladie et la fatigue, il poursuit sa course, tiraillé à la fois par sa propre créativité et par l’exigence de servir ses contemporains. Il aurait voulu posséder le don d’ubiquité pour écrire partout, combattre partout, aimer partout à la fois. La distance qui l’éloignait de son pays, le temps qui le rapprochait de la mort, des séparations donnent à ses derniers poèmes des inflexions poignantes. (…) Le monde entier lui-même aura été trop étroit pour lui.
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