Un entrepreneur explique et défend son projet, en un captivant questionnement langagier de la marchandisation à outrance.
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Publié en 2008 dans la collection Fiction & Cie du Seuil, le premier roman de Charles Robinson est le troisième texte que je lis de cet auteur, découvert grâce aux éditions ère et à l’opportunité d’une belle soirée spéciale Hakim Bey à la librairie Charybde en janvier 2014, après son excellent deuxième roman, « Dans les cités » (2011), et l’hilarant et surréaliste « Ultimo » (2012).
Une chapelle voudrait que les seuls profits possibles soient connectés à l’innovation et aux nouvelles technologies. Un eldorado. Et autour le désert. Celui qui n’a pas rejoint l’oasis tourne en rond et se couvre le visage de cendres.
Nous ne le croyons pas. C’est un diagnostic paresseux. Nous, dirigeants d’une entreprise sexuelle, nous avons regardé les potentiels, c’est-à-dire de formidables bassins de main-d’œuvre non qualifiée. Et nous avons regardé les besoins, qui sont considérables pour les services à la personne.
Donc nous disons : il y a un investissement à inventer.
On ne convoite pas le gâteau du voisin en divisant les parts en plus petit, on apporte un nouveau gâteau sur la table, on demande qui en veut. Plus il y a de convives, plus il faut de gâteaux, telle est l’essence du capitalisme.
Les premiers pas au demeurant ont été difficiles. Il a fallu nous battre. De la tête et des poings.
Ce livre raconte l’aventure des hommes et des femmes qui osèrent se dresser contre les a priori et la sclérose. Une aventure collective. Notre aventure.
Ce bref extrait donne le ton du « roman » : comme Alain Wegscheider dans son « État dynamique des stocks » (2003), Charles Robinson applique une bonne partie de l’esprit et de la lettre du capitalisme entrepreneurial à une activité légale dans certains pays, illégale dans d’autres, mais presque partout problématique au plan éthique, à savoir la prostitution organisée, en racontant la naissance et le développement d’un éros center « pensé et géré », en France, du point de vue de l’un de ses dirigeants. Mais là où les consultants en supply chain et les trafiquants mafieux de Wegscheider nous proposaient un récit farceur parfois très « pied-nickelé », accumulant les bourdes et les dérapages sous leur volonté de sérieux et d’efficacité, Charles Robinson, démarquant avec un grand brio le « Génie du christianisme » (1802) de Chateaubriand, abondamment cité et / ou travesti ici, offre une écriture « tongue-in-cheek » irréprochable, maniant avec assurance les éléments de langage les plus subtils et les plus rares comme les plus fréquents et les plus galvaudés, au service de cette défense et illustration savoureuse d’un « magnifique projet d’entreprise ». Cette impressionnante maîtrise langagière, comme celle d’un Hugues Jallon dans « Le début de quelque chose » (2011), par exemple, crée d’abord, bien entendu, le sourire entendu de la lectrice ou du lecteur, nimbé d’une certaine admiration pour la qualité constante du détournement, mais provoque peu à peu un salutaire malaise et une nécessaire réflexion pour tout praticien (en lecture mais plus encore en écriture) de ce type de discours en forme de plaidoyer, de lobbying, de publicité intelligente, de rationalisation et de galvanisation des équipes.
En deux cent vingt pages martelées sans jamais céder à la facilité ou à l’exagération grossière, Charles Robinson nous offre une redoutable interrogation sur la marchandisation, sur le fait d’entreprendre, sur la légalité et la légitimité – et sous son sourire que l’on devine à la fois narquois, inquiet et quelque peu rageur, nous oblige à considérer attentivement, au moins l’espace d’une lecture, la signification du langage selon l’espace dans lequel il se déploie pour agir et selon l’objet qu’il prétend mettre en scène. Une captivante réussite.
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.
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Discussion
Rétroliens/Pings
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