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Notes de lecture 2014, Revues

Note de lecture : TINA – 4 (Revue)

Un quatrième numéro joliment nourri d’analyse esthétique contemporaine, de Liam Gillick et d’Emmanuelle Urien, ainsi que d’une excellente discussion entre Jean-Charles Massera et Chloé Delaume.

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TINA 4

Publié en août 2009, le quatrième numéro de la revue TINA (d’après « There Is No Alternative », le fameux slogan thatchérien instrumentalisé en tant de circonstances depuis lors), aux éditions ère, poursuivait la belle formule, roborative en diable, associant nouvelles, extraits de romans, articles d’essai et critiques littéraires, dans une veine représentative du travail éditorial mené chez ère, formule inaugurée quatorze mois plus tôt avec l’excellent numéro un. réaffirmée en janvier 2009 avec un numéro deux tout à fait à la hauteur, et continuée en avril 2009 avec un numéro trois qui était toutefois (légèrement) décevant.

Ce numéro 4 corrige parfaitement le tir, et renoue avec la qualité globale des deux premières livraisons, et comporte même un éditorial que je trouve plus tonique que les précédents, comme en témoignent ces quelques extraits :

Pendant ce temps-là les catégories traditionnelles s’intervertissent, la littérature commerciale mute en littérature officielle, la littérature tout court devient la littérature expérimentale, la rencontre avec l’auteur est appelée soirée promotionnelle.
Pendant ce temps-là on compte sur les doigts d’une main les maisons d’édition indépendantes proposant une littérature autre que « de plage », « pas prise de tête », « bien écrite ».
Pendant ce temps-là un conseil de lecture anodin à un ami-famille-connaissance n’est possible qu’après une étude de profil motivationnel.
Pendant ce temps-là les livres-outils (l’inverse des livres-thèses) se font de plus en plus rares au profit des livres-émotion.
Pendant ce temps-là les littéraires souffrent (comme les autres) de la dictature de la performance.
Pendant ce temps-là des lecteurs bien intentionnés sont aiguillés vers des références mainstream.
Pendant ce temps-là la Sncf « apporte son soutien à la création littéraire et aux initiatives innovantes » en proposant le dernier Paulo Coelho en podcast dans ses trains.
Pendant ce temps-là la mafia paperassière multiplie à grands frais les rapports, colloques et commissions en tous genres sur l’avenir de son petit business à l’ère du numérique, alors que le soutien aux auteurs et les aides à l’écriture ne cessent de décliner.
Pendant ce temps-là les programmes de seconde et de première continuent d’ignorer les avant-gardes littéraires sans voir le problème.

Emmanuelle Urien

Emmanuelle Urien

Côté fictions, TINA 4 attaque fort avec « L’insulaire », un superbe texte d’Emmanuelle Urien, véritable prouesse de narration à la fois poignante et rusée, qui, en dix pages, fait le tour magnifique d’une histoire d’amour pas comme les autres.

Ce matin, ses yeux à peine ouverts ne se sont pas posés sur moi. Elle a souri bouche fermée sans me regarder, j’ai avalé un soupir et embrassé ses lèvres sèches, qui réclamaient tout autre chose : un livre, posé là. Terre émergente, asile offert sur l’océan des draps lisses, trop sages désormais. Couverture sombre, comme son humeur. Je le lui tends, elle s’en empare et s’y plonge aussitôt, m’abandonnant à la surface. J’essaie de déchiffrer le titre, mais rien à faire : elle s’est retirée dans des eaux étrangères, je ne lis pas cette langue, fourchue évidemment, la trahison est double. C’est un long dimanche qui s’annonce. Elle s’accroche à son île, une terre aride dont je ne tirerai aucun fruit, cela au moins je le vois bien : effondrée sur le canapé, d’humeur chagrine, les yeux cernés, elle s’épuise à chaque page qui passes sous ses doigts. Cigarettes à la chaîne, elle se traîne, se languit, presque muette, pitoyable. Ce pavé dans ses mains, je voudrais le jeter au visage de son auteur, piétiner son talent ou à défaut les doigts qui ont tenu la plume, pour m’épargner au moins les récidives ; mais elle ne le lâche pas, sangsue arrimée aux phrases insulaires, pompant dans l’encre noire une énergie malsaine dont je n’ai que faire. Alors je trépigne, tourne autour d’elle ; j’ai envie de gémir, le gosier qui tremble, c’est mon côté chien : fidèle, vaillant, enamouré. Je l’agace. Et c’est comme une mouche importune qu’elle me chasse de la main, sans même lever les yeux. Je vais bourdonner ma tristesse dans la pièce d’à côté ; l’océan nous sépare et j’ai peur des tempêtes.

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Liam Gillick.

« Jean-Michel » de Nathalie Kuperman, habile fable pubertaire de la détermination sexuelle, « School » de Liam Gillick, mosaïque de phrases et de recommandations issues de quelque séance de créativité pour une école future, et « La disparition du Groenland » de Thomas Clerc, curieuse nouvelle science-fictive sur fond de conséquences politiques et sociales d’un réchauffement climatique massif, sont toutes trois résolument intéressantes. « Panic Room » de Frédéric Dumond, incantation publicitaire et poétique qui évoque pourtant, de loin, le grand « Zone de combat » d’Hugues Jallon, et « Soliloque » de Louise Desbrusses, bref monologue intérieur obsessionnel où s’entrechoquent pensées intimes et bribes de vie quotidienne prosaïque, m’ont en revanche nettement moins convaincu.

Le dossier de ce numéro, « POLE POSITIONS esthétiques et visées », proposait : un bel interrogatoire d’Olivier Cadiot par Jean-Charles Massera ; une brève synthèse des travaux de rénovation de la critique d’art menés par Maria Wutz et Pierre Ménard, fort pertinents sur les thèmes « état des lieux », « inspiration », « intrigue » et « talent », moins à l’aise sur le thème « stratégie », où leurs connaissances propres semblent perturbées par beaucoup de clichés et un certain manque de profondeur ; un petit essai de Liam Gillick, « Le futur doit-il aider le passé ? », qui réussit à être passionnant bien qu’il commette sans doute une véritable erreur factuelle dans sa manière de comprendre le « scenario planning » en entreprise, mais qui se rachète largement grâce à la finesse de sa compréhension des mécanismes politiques volontaristes du storytelling ; de « rapides appréciations autour du sujet lyrique d’aujourd’hui » dans le « Je est un mutant » de Jean Perrier, comportant de précieuses remarques sur Thomas Braichet, Patrick Bouvet ou Pierre Escot, notamment ; un recours à une forme amusante par le Benchmarking TINA, appelé ici « Mastermind », passant un certain nombre de « faits économico-littéraires » au crible de la grille d’évaluation graduelle de la mise en danger des espères animales élaborée par l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) ; et enfin un superbe entretien croisé (par échange de mails) entre Jean-Charles Massera et Chloé Delaume, à propos de l’emprise de modes d’édition inactuels sur les formes de la création littéraire contemporaine, assorti d’une bibliographie commentée, entretien qui donnerait à lui seul une excellente raison d’acquérir ce numéro 4 de la revue.

La partie « Veille », toujours intéressante, analyse entre autres, sous une forme plus ou moins condensée, la « Vengeance du traducteur » de Brice Matthieussent, « Les falsificateurs » et « Les éclaireurs » d’Antoine Bello, la « Conquête de l’inutile » de Werner Herzog, « La globalisation. Une sociologie » de Saskia Sassen, ou encore « La nouvelle raison du monde, essai sur la société néolibérale » de Pierre Dardot et Christian Laval, et propose enfin deux mini-rétrospectives sur Henri Meschonnic et sur Nicole Brossard.

Il est bien entendu toujours possible et souhaitable de commander cet ouvrage auprès de votre librairie préférée (par exemple, Charybde, ici). Il peut aussi être commandé directement sur le site des éditions ère, , pour contribuer davantage à aider cet éditeur captivant à sortir des difficultés financières où il se débat rudement depuis une grosse année déjà.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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