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Notes de lecture 2014, Nouveautés

Note de lecture : « White Trash » (John King)

Infirmière et cost-cutter hospitalier, témoins d’une société malade de sa certitude efficace.

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White Trash

Publié en 2002 en Grande-Bretagne, traduit en français en septembre 2014 par Clémence Sebag au Diable Vauvert, le cinquième roman de John King arpente les mêmes paysages urbains anglais que « Human Punk » (2000) et « Skinheads » (2008), auxquels il est fréquemment associé en une trilogie informelle témoignant de quarante ans de dégradation d’un environnement urbain, social et politique.

Des voitures de police filent sur la bande d’arrêt d’urgence lumières bleues qui clignotent crise d’épilepsie hurlement des pneus quand les voitures freinent et déchargent, Ruby compte trois voitures et deux fourgons qui suivent derrière, toits numérotés pour leurs potes flics en hélico, grillage anti-émeute rabattu sur les fenêtres, sirènes qui braillent comme chez les fous, visions de chiots noyés, cadavres canins flasques, géants en gilets pare-balles qui courent le long de l’autoroute, matraques qui chauffent, menottes qui claquent, « putain-putain-putain ! » c’est comme ça qu’ils parlent et ça se mélange au ronronnement des moteurs, trois garçons qui escaladent la berge, mais c’est que c’est pas léger, c’est pas rapide ces tuniques bleues mécanisées, ça peut pas rattraper des Pieds Nickelés dépenaillés et maigres comme des clous qui font sauter les cailloux et les gravillons, qui se précipitent vers un abri, la terre desséchée s’effrite, les deux premiers garçons atteignent le haut de la berge et s’enfoncent dans les ronces, le dernier s’arrête et se tourne vers les gyrophares et les robocops qui se débattent dans la crasse en bas de la berge, c’est de la flicaille électrique qui plie sous le poids de ses jouets, et là, le mec il lève deux doigts, il fait le signe de la victoire, allez vous faire enculer, c’est une tête de mort qui ricane, avec sa peau rouge qui pèle, cramée par la canicule, et la lame qui a glissé tout contre son crâne pour raser ses cheveux, il compte ses points de suture, le gars, et il sent la balafre, les doigts d’une infirmière sur sa cicatrice, ça soulage la douleur, et il ramasse une bouteille, des milliers de voitures, camions, fourgons, autocars scintillants miroitent dans le verre, le garçon balance ça sur les flics avant de suivre ses copains dans les ronces, les flics le voient plus, il se marre en se frayant un chemin à travers les fruits mûrs que personne ne vient cueillir, le jus noir suinte contre ses jambes, ça pourrit, ça fermente, c’est resté en plan tout ça, les décombres et les clous rouillés qui partent en poussière, des fleurs qui poussent un peu plus loin sur la terre aride, des touches de jaune, rouge, bleu.

WT

À première vue, John King nous propose un décor désormais familier, celui d’une communauté déliquescente où de petits délinquants plus ou moins en rupture de ban social jouent au chat et à la souris avec un système policier et judiciaire affectant de voir là les prémices d’une mise en coupe réglée par des gangs armés jusqu’aux dents, voire d’une guérilla urbaine de vaste ampleur, « vision du monde » permettant en tout cas de justifier un sur-armement et un équipement de pointe qui laissent parfois pantois quand, justement, un autre système d’État, celui de la santé publique, qui est l’objet principal, en réalité, de ce roman, se voit réduit chaque année à une portion plus congrue.

Les deux protagonistes principaux de « White Trash » incarnent deux pôles qui ne devraient pas nécessairement être opposés de l’appareil médical public du Royaume-Uni : l’infirmière Ruby et le responsable d’optimisation des coûts Jonathan Jeffreys.

Ron lui fait signe, il se redresse dans son lit. Ça fait un moment qu’il est là déjà, mais il va pas tarder à rentrer, c’est un vrai personnage lui, il en a des histoires à raconter, et les yeux qui pétillent avec ça. Ruby parle à tous les patients, mais Ron c’est autre chose. Quand elle a le temps elle s’assied près de lui dans la salle de télé et lui demande de raconter des histoires sur Calcutta et Lima et tous les endroits qu’il a vus quand il était dans la marine marchande. Elle l’aime bien Ron, il a quelque chose de spécial, il en sait un paquet mais il est humble en même temps. Si Ruby avait un grand-père elle voudrait qu’il soit comme ça.

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Toute en dévouement et en foi sauvage dans la bonté de l’homme, d’une simplicité et d’une capacité à voir le bien qui semblent d’abord confiner à l’idéalisme béat d’une certaine bêtise, Ruby, infirmière aux gros horaires et au petit salaire, se révèle peu à peu, sage et délurée à la fois, comme une personne plus riche, plus complexe et plus sensée que ce qu’un certain regard de haut en bas, habilement piloté par l’auteur, voudrait bien nous faire croire.

Ayant des responsabilités bien plus importantes que celles d’un simple médecin, il est essentiel qu’il garde l’esprit net. La santé de l’État et la stabilité de toute la population sont en jeu, ce qui n’est pas rien. Son rôle, il faut bien le dire, est tout à fait primordial, mais il ne le dirait jamais comme ça, et ne le pense même pas. C’est un homme modeste. Mais en tant que travailleur hautement qualifié s’y connaissant en économie et en médecine il observe la santé de la nation depuis un sommet plus élevé que les médecins. Loin du train-train quotidien il est à même de saisir les enjeux plus larges. C’est à lui qu’il incombe de surveiller la distribution des fonds et d’aider à guider les ressources là où elles sont les plus nécessaires. Il prend en compte tous les facteurs. La santé de l’hôpital repose sur ses épaules. C’est un microcosme de la nation. Les éléments les plus qualifiés de l’hôpital, les consultants et les médecins le traitent comme il se doit, une fois qu’ils ont compris qu’il n’est pas là pour réduire leur budget. À un niveau inférieur de l’échelle hiérarchique, les infirmières et les travailleurs auxiliaires sont plus difficiles à convaincre. Il explique cela par leur mauvaise éducation, les spécialistes ont tendance à venir de meilleurs milieux et sont plus à même de contrôler leurs émotions. Ils comprennent les arguments logiques alors que les auxiliaires sont plus irrationnels et pensent sur le court terme, aveuglés par les sentiments. Mais Jeffreys a su rallier le personnel par la simple force de ses bonnes manières. C’est un homme humble et les gens se prennent vite de sympathie pour lui. C’est un travail difficile, mais il faut bien que quelqu’un le fasse. Le cliché le fait sourire.

Couloir d'hôpital

Tout en bonnes manières et en bonne éducation, parangon d’efficacité, travailleur hors pair, Jonathan Jeffreys ne laisse tomber le masque que très progressivement, par bribes de pensées parasites mettant à mal l’image propre, bienveillante et dévouée qu’il projette initialement dans son monologue intérieur sous contrôle et dans son empathie policée. Bien au-delà du National Health Service britannique, ce consultant idéal, projection soigneuse de la compétence des « grands de ce monde », révèle peu à peu quelques failles.

Il importe finalement assez peu que John King organise jusqu’au bout du roman une trépidante trajectoire de télescopage entre ces êtres que tout sépare d’emblée – et qui se dirigent vers un gouffre béant, au fur et à mesure qu’au-delà des apparences chacun persévère dans son être profond -, et que, fidèle à son habitude, une fois l’ennemi identifié, il puisse charger sa barque d’opprobre au-delà du « raisonnable », jusqu’à la caricature sanglante. Moins audacieux dans l’écriture sans doute, moins fin certainement, mais aussi peut-être moins radicalement pessimiste que David Peace, ce défenseur acharné des classes les plus populaires du Royaume-Uni – parfois taxé de « populisme », ce qui peut constituer un symptôme intéressant – nous offre ici, en usant judicieusement des codes littéraires arrachés à la surface du roman de serial killer, l’une des plus intéressantes (et terrifiantes) analyses, sous les outrances, de la supériorité de classe – car il n’y a pas ici vraiment d’autre mot à utiliser -, lot de ces êtres bien nés, supérieurs, ayant pour mission – en prélevant leur dîme « durement gagnée » au passage – de guider le monde des pauvres et des moins méritants hors de l’ornière où ils se sont laissés , « eux-mêmes », choir.

Alexis Hotton en propose une intéressante lecture ici, Unwalkers en parle brièvement mais joliment, , et Froggy’s Delight en fait son miel, là-bas.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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