Géostratégie et posture militaire, marquées par l’actualité d’avant le 11 septembre 2001, et pourtant proches de l’intemporel.
RELECTURE
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Publié au tout début de 2001 dans la belle Bibliothèque Stratégique des éditions Economica, cet ouvrage collaboratif entre le général en retraite Lucien Poirier, l’un des penseurs essentiels de la dissuasion française dans les années 1970 et l’un des rares théoriciens de classe mondiale en stratégie que compte notre pays, et le chercheur et consultant François Géré, spécialiste à l’époque de l’histoire et des doctrines du nucléaire militaire mondial, est à la fois profondément marqué par les préoccupations liées à l’époque de son écriture (évolutions géopolitiques post-chute de l’URSS, empire américain, errances européennes, Bosnie et Kosovo, le tout avant le 11 septembre 2001), le dernier ouvrage d’ampleur de Lucien Poirier, publié l’année de ses quatre-vingt-trois ans, onze ans avant son décès discret, la pierre marquant le moment où François Géré, deux ans avant de fonder l’IFAS (Institut français des Affaires Stratégiques), quitte son espace d’origine pour une affirmation stratégique plus générale, et une belle tentative pour introduire du temps long et du concept robuste dans une actualité marquée trop souvent par court terme et aveuglement.
Si une bonne partie de l’ouvrage, surtout dans sa dernière partie, est consacrée à un intense plaidoyer pour une posture d’attente concernant les armes nucléaires françaises, fournissant de son mieux un argumentaire (expressément conçu comme tel) pour résister à la tentation d’un démantèlement ou d’une réduction trop brutale et définitive, une partie également importante de l’ouvrage concerne la tentative de définition d’un contexte géostratégique post-guerre froide, et de principes d’articulation à la stratégie militaire générale essayant d’être plus robustes et moins « simplement » politiques que ceux ayant présidé à la rédaction des divers « livres blancs de la Défense » rédigés depuis la chute du Mur de Berlin.
Quinze ans après sa première publication, un tel texte souffre nécessairement de n’avoir pu anticiper non pas les faits eux-mêmes mais leur implication sur les postures militaire et médiatique, à propos du 11 septembre 2001, de la guerre d’Afghanistan, de la deuxième guerre d’Irak, et des « pacifications » en Aghanistan et en Irak, avec le retour au premier plan des réflexions en termes de guérilla et contre-guérilla, autour de l’hybride quelque peu monstrueux qu’est devenu le « Fourth Generation Warfare » (4GW), de la relativement brève bonne résolution de l’utilisation renouvelée de renseignement humain (« HUMINT »), puis du recours progressivement toujours plus massif aux drones et à leur panoplie panoptique de jeux vidéo.
On sera en revanche sans doute surpris de constater à quel point, une fois accoutumé au vocabulaire spécifique de Lucien Poirier (dont l’aspect parfois jargonnant cache en général, au contraire, une recherche de précision théorique trop souvent absente de ce type d’écrits), la réflexion plus générale sur les concepts de « réserve » et d’ « attente » garde une puissance heuristique intacte, qui évoque nettement, sans jamais la nommer, une correspondance avec les philosophies chinoises de la stratégie et de la politique telles que les analyse par exemple François Jullien dans son « Traité de l’efficacité ». Si les exemples concrets, prisonniers des limbes entre actualité et histoire, ont vieilli, le modèle de réflexion durcie qui est ici proposé semble garder beaucoup de pertinence et de validité.
« La pensée stratégique n’est rien si elle n’est pas libre. C’est pourquoi nous récusons par principe la non-prolifération nucléaire, en tant que faux-dogme. Pour autant, nous ne prétendons pas faire de la prolifération un bien. Nous revendiquons le droit d’en examiner l’axiomatique. Le droit de la critique. Le droit de se départir d’une pensée convenue et d’une réflexion convenable qui font certes de vous un interlocuteur valable qui saura « bien se tenir » dans les sociétés stratégiques de cette partie du monde.
Conformisme regrettablement commun à toutes les disciplines, pensera-t-on. Toutefois, dans notre domaine, la stratégie militaire générale, ses effets peuvent s’avérer particulièrement redoutables. Car inspiratrice de l’action, la pensée stratégique porte la responsabilité de son échec. Prisonnière d’a priori, faussée dès le départ, elle n’apportera que de vaines et rassurantes conclusions. La lutte contre le dogmatisme n’est pas une garantie de la justesse du raisonnement, simplement sa condition nécessaire. »
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« Espérer cette sortie par le haut de l’actuelle période d’incertitudes sur l’avenir du système-Monde et celui de la France, c’est accepter, pour un temps, que celle-ci soit condamnée à contribuer à la résolution empirique de situations conflictuelles embrouillées et imprédictibles. Surtout – et cela me paraît bien plus important parce qu’associé à des fins politiques et stratégiques positives – nous devons tenter d’anticiper le fait ou l’événement décisoire qui, dans un futur impensable, tranchera dans les incertitudes et induira nos décideurs à définir une stratégie générale militaire. Il faut donc organiser l’attente de cet événement, se préparer à l’accueillir, quel qu’il puisse être, sans être pénalisé par un possible effet de surprise. De là l’idée d’une stratégie militaire spécifique de cette phase de suspens dans l’espoir de… on ne sait quoi : l’attente stratégique. »
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