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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « La grande stratégie de l’empire byzantin » (Edward Luttwak)

Une somme bienvenue, même si parfois indigeste, sur les ressorts stratégiques d’une puissance qui dura douze siècles.

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La grande stratégie de l'empire byzantin

Publié en 2009, traduit en français en 2010 par Pierre Laederich chez Odile Jacob, l’avant-dernier en date des imposants travaux du parfois controversé penseur politique, stratégique et militaire Edward Luttwak intervient à la fois comme une poursuite des réflexions systémiques engagées avec son célèbre « La grande stratégie de l’Empire romain » (1976), comme une actualisation partielle des thèses et des concepts développés dans son « Grand livre de la stratégie » (1987), devenu entre temps une référence presque obligatoire des enseignements dans le domaine, et comme la concrétisation tardive (comme il l’indique lui-même dans son avant-propos) d’une longue recherche entamée immédiatement après « La grande stratégie de l’Empire romain » mais que diverses circonstances ne lui permirent d’achever que plus de trente ans plus tard.

L’ouvrage corrigeait un manque plutôt monumental : discrédité par plusieurs siècles de propagande catholique et protestante, noyé dans la honte rétrospective de l’ignoble quatrième croisade (1202-1204), lucrativement détournée de Jérusalem vers Constantinople, la ligne de conduite développée par cet empire pour résister, durant presque douze siècles (286 – 1453, même si ce fut sous une forme très réduite pour les deux cent cinquante dernières années), à des vagues successives de puissances ennemies sans égales dans l’histoire, avait été fort peu étudiée en Occident d’un point de vue stratégique et militaire, en dehors de quelques cercles extrêmement spécialisés, jusqu’alors.

Fidèle à la méthodologie d’enchâssement qu’il a largement contribué à vulgariser à partir de ses travaux de 1976 et de 1987, Edward Luttwak construit son objet d’étude (la « grande stratégie ») en le déduisant progressivement de l’empilement qui lui est subordonné (stratégies de théâtre ↔︎ stratégies opérationnelles ↔︎ tactique ↔︎ technique), mais qui interagit avec lui sous une forme que l’on peut sans doute qualifier de « systémique » (même si l’auteur n’utilise pas lui-même ce vocabulaire). Si l’on ne peut résumer un ouvrage très dense, de 450 pages sans les abondantes notes, en quelques phrases, c’est sans doute le chapitre de conclusion, intitulé « La grande stratégie et le code opérationnel byzantin », qui livre logiquement le plus synthétiquement les fruits de la patiente observation historique conduite par l’auteur, dégagé de l’ensemble des traités analysés, reconstruits pour tenter de rendre compte de leur importance et de leurs vocations parfois très diverses.

Empire byzantin 1025

Empire byzantin en 1025

« 1. Évitez la guerre par tous les moyens possibles dans toutes les circonstances possibles, mais agissez toujours comme si elle pouvait commencer à tout moment. (…)
2. Rassemblez toute l’information possible sur l’ennemi et sa mentalité, et ne cessez jamais de surveiller ses mouvements. (…)
3. Faites campagne avec vigueur, à l’offensive comme à la défensive, mais attaquez surtout avec de petites unités ; mettez l’accent sur les patrouilles, les raids et les escarmouches plutôt que sur les attaques mobilisant tous vos moyens. (…)
4. Remplacez la bataille d’attrition par la « non-bataille » de la manœuvre. (…)
5. Efforcez-vous de terminer les guerres avec succès en recrutant des alliés dont l’intervention puisse modifier en votre faveur la balance globale de la puissance entre les parties. (…)
6. La subversion est la meilleure voie vers la victoire. (…)
7. Lorsque la diplomatie et la subversion ne suffisent pas et que le combat est inévitable, on doit le livrer avec des tactiques et méthodes opérationnelles « relationnelles » qui contournent les points forts les plus marqués de l’ennemi et exploitent ses faiblesses. »

Archer byzantin 6e siècle

Archer monté byzantin (6ème siècle), développé par émulation des peuples de la steppe.

Les éclairages apportés par Edward Luttwak sont souvent passionnants : sa capacité à relier des textes apparemment éloignés et à en extraire solides réflexions et audacieuses conjectures est toujours stimulante. Sans doute instruit par les controverses fougueuses que sa « Grande stratégie de l’empire romain » avait soulevées – beaucoup d’historiens professionnels ayant alors reproché à ce (relatif) néophyte de ne guère documenter ses inductions -, l’auteur n’hésite pas ici à multiplier les notes, les références et les analyses détaillées, ce qui fait sans doute de cet ouvrage celui qui, au sein de sa production, se rapprocherait le plus d’une « véritable » thèse universitaire, mais qui contribue aussi hélas, par de significatives redites et par des citations intégrales trop souvent fastidieuses, à alourdir l’ensemble et à en rendre la digestion parfois difficile. Le soin apporté à documenter, mais parfois aussi à « forcer », le lien entre les niveaux technique, tactique et opérationnel conduit notamment à des énumérations répétées d’armement et d’équipement que l’on aurait aimées plus discrètes ou renvoyées aux notes de fin de volume.

En suivant le cheminement de la pensée de l’auteur au long de dix siècles d’histoire diplomatique et militaire, triomphant, plus ou moins clairement selon les époques, des Huns, des Alains, des Avars, des Khazars, des Bulgares, des Petchenègues, des Russes, des Perses Sassanides, des Bédouins musulmans et des Turcs Seldjoukides, civilisations et peuples pour l’essentiel invaincus jusqu’à leur confrontation avec Constantinople, on sera frappé du caractère nettement « contre-intuitif » et « contre-canonique » de l’art byzantin « total » de la guerre, résolument à l’opposé des batailles d’anéantissement et des engagements définitifs construits par la pensée occidentale de Rome à Clausewitz, ce qui incite à se poser la question, curieusement ignorée par l’auteur depuis fort longtemps, des possibles influences chinoises (via les peuples de la steppe vraisemblablement) sur la pensée stratégique byzantine, tant certaines des analyses quasiment philosophiques que développe tout particulièrement François Jullien dans son « Traité de l’efficacité » pourraient souvent sembler s’appliquer avec une certaine pertinence ici.

Ce qui, sur un sujet différent, mais au fond assez voisin, rappelle un autre curieux « point aveugle » d’Edward Luttwak (comme de son « collègue » en réhabilitation du niveau opérationnel de la stratégie et de l’art de la manoeuvre dans les années 1990, John Boyd, quoique dans une moindre mesure chez celui-ci) : l’incapacité à saisir et intégrer l’objet d’étude fascinant et roboratif que constitue l’art opératif soviétique pensé dans les années 1920 et reconstruit à l’arraché et sous pression à partir de 1942-1943 (dont on trouve notamment d’impressionnantes analyses chez des penseurs israéliens tels que Shimon Naveh et d’excellentes descriptions dans les ouvrages de Jean Lopez). On sourira même peut-être, par moments, des bouffées d’anti-communisme et d’anti-soviétisme très viscérales et très hors de propos qui surgissent, comme toujours, sous la plume de cet Américain d’adoption, Roumain d’origine, dont toute la carrière est et reste marquée par sa situation fondatrice.

Malgré quelques limites, quelques rares faiblesses et une lecture par moments fastidieuse, ce maître ouvrage d’Edward Luttwak reste à mon avis une lecture stimulante et fortement recommandée pour toute personne intéressée par les dimensions « systémiques » (même si elles n’y disent pas toujours leur nom) de la stratégie, et par les pensées iconoclastes par rapport au corpus canonique occidental.

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Luttwak

 

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

Une réflexion sur “Note de lecture : « La grande stratégie de l’empire byzantin » (Edward Luttwak)

  1. Merci pour cette analyse.

    Publié par Chalmers | 23 novembre 2016, 17:06

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