Autour du fantasme moderne de l’usurpation d’identité, une quête résolue des formes de la violence en des terrains trop ignorés.
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Publié en mai 2014, le deuxième roman de Jean-Marc Pitte, par ailleurs grand reporter pour France 3, devrait surprendre beaucoup de lectrices et de lecteurs qui se laisseront tenter par cette production des petites éditions du Préau.
Remarquablement construite en usant de flashbacks qui n’ont ici rien d’artificiel, l’histoire de Camille, enfant de la DDASS et d’une famille d’accueil qui saura se distinguer de toutes les autres, immensément importante pour elle mais trop passagère, pourrait être au fond presque banale. Pourtant, lorsqu’au retour d’une longue mission de logisticienne humanitaire en Haïti, Camille croise par hasard la route d’Aline, brillante HEC exerçant le conseil indépendant en RSE (responsabilité sociale des entreprises) après un flamboyant début de carrière dans un très grand groupe agro-alimentaire français, son univers – et un bout du nôtre, de fait – va basculer d’une manière difficile à imaginer.
Jouant joliment de l’appât mythique de la tentation du « changer de vie » et, comme le titre semble l’indiquer, de l’usurpation d’identité, Jean-Marc Pitte nous raconte une toute autre histoire, résolument passionnante. Maniant les fausses pistes comme les fausses évidences, il parvient à nous donner à la fois un fort convaincant thriller, une passionnée incursion haïtienne, toute pétrie d’authenticité, dans les contradictions des humanitaires bienveillants comme dans celles des expatriés professionnels, parfois moins angéliques, mais surtout une exploration étonnamment fondamentale de la violence, sur plusieurs terrains semblant a priori très éloignés, qui ne le sont in fine peut-être pas tant que ça…
Bien servi par un travail exemplaire de correction et de relecture (une seule « erreur » est à noter, un flottement passager du point de vue narratif sur une page ou deux, et on ne trouve aucune de ces coquilles qui gâchent trop souvent le travail des auteurs chez certains « petits » éditeurs), par une écriture souvent pénétrante dans sa fausse simplicité (les indices semés parfois loin en amont d’une situation sont particulièrement réjouissants pour le lecteur attentif), par une documentation serrée et profonde qui sait néanmoins irriguer le récit avec retenue et discrétion, et par une sensibilité sachant rendre la campagne normande comme le méga-bidonville haïtien, la magie sociale du réseau comme le séminaire feutré pour cadres supérieurs, j’ai donc été heureusement surpris de découvrir, passées la curiosité initiale et la recommandation sibylline d’une amie, un roman d’une belle force, d’une précision inquiétante et d’une humanité exposée à la douleur mais ne laissant pas prise au désespoir, qui donne du coup bien envie de lire « Gueule d’ange », le premier roman de Jean-Marc Pitte.
« Les goûters de Paulette étaient célèbres chez tous les mômes des Petites Dalles, qu’ils fassent partie des rares résidents permanents ou des nombreux vacanciers réguliers. Elle adorait improviser en fonction du nombre d’amis que j’avais conviés à venir jouer, que j’avais ramenés de façon impromptue ; improviser aussi selon ce qu’elle avait en réserve. Si le pain n’était pas suffisant pour un goûter « tartines », elle n’hésitait pas à sortir la farine et les œufs pour nous régaler de crêpes au sucre au léger goût de rhum. Si la huche contenait une baguette ou un parisien trop ancien et trop dur, elle nous concoctait un « pain perdu » à se damner. Si ses placards étaient vraiment vides, nous nous contentions de fruits de saison ou de compote de pomme stérilisée qu’elle sortait, selon son expression, « de derrière les fagots ». Mais elle répugnait à nous servir des gâteaux tout faits, bourrés de sucre et « inventés par quelques industriels de l’agro-alimentaire plus dans le but, prétendait-elle, de faire du profit et de vendre de l’emballage que dans celui de faire grandir les enfants et de leur apprendre à éveiller leurs papilles ». »
« Je me sens inutile. J’étais toute fière ce matin d’arriver ici avec mes cartons d’antibiotiques et de médicaments en tous genres que j’étais enfin parvenue, après de longues mésaventures, à dédouaner et à faire sortir de la zone de transit du port où ils risquaient, à force de tracasseries administratives, de rester un bon moment, jusqu’à se périmer avant d’avoir pu être utilisés. Encore une fois, Richard a été prodigieux. La logisticienne en titre, c’est moi. C’est moi qui ai la signature, c’est mon nom qui figure sur les bons de livraison mais c’est lui qui sait comment agir. Difficile pour MSF de rentrer dans le jeu de la corruption. Bien sûr, nous savons qu’il faut « arroser » pour accélérer la procédure et récupérer le matériel dont nous avons absolument besoin, mais nous savons aussi qu’en tant qu’organisation humanitaire il nous est impossible de le faire avec autant de légèreté et de décontraction que les entrepreneurs privés. Si cela venait à se savoir, nos interlocuteurs locaux : gouvernement, opposition, ONG concurrentes, auraient tôt fait d’utiliser l’argument contre nous. Et c’est là que Richard intervient. Il sait exactement à quel moment et auprès de qui il faut se montrer généreux pour conjuguer efficacité et discrétion. »
« Je ne ressentais aucune crainte, rien que de la colère. La peur avait totalement disparu de moi le jour où l’on m’avait enlevée à Paulette et à Lucien. Depuis cet instant, ma haine était devenue incandescente à chaque fois que quelqu’un avait prétendu décider à ma place de ce que je devais faire, de l’endroit où je devais me rendre, de ce qui était bon pour moi, de ce que devait être mon destin… Ti’Bob ne pouvait qu’ignorer cette disposition d’esprit qui faisait qu’à mes yeux, il était désormais condamné à plus ou moins long terme. Il devait me croire terrorisée, inquiète pour ma survie, pour mon intégrité physique. Il se sentait bien évidemment dans une position de force et ne pouvait imaginer que je le voyais déjà comme une proie, pas comme un prédateur. »
Ce qu’en dit fort justement Anne Brigaudeau dans la Culture Box de France Info se trouve ici.
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.
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« on ne trouve aucune de ces coquilles qui gâchent trop souvent le travail des auteurs chez certains « petits » éditeurs »
Lisez-vous des livres de « grands éditeurs », ceux qui ne corrigent pas les premiers romans, ou ceux qui acceptent d’éditer des auteurs au bras aussi long que leur égo est immense et qui refusent qu’on retouche à leur prose, avec tout ce que cela veut dire?
Édité chez un petit éditeur, comme vous dites, et qui a le toupet de faire corriger ses romans par des pros, je suis obligé de reconnaître qu’il faudrait 2 ou 3 passages de corrections, mais que cela revient trop cher. Certes, un mot est resté en double, une apostrophe a disparu, et une troisième coquille vient écorcher l’œil du lecteur attentif, mais sur + de 300 000 signes, qu’est-ce?
Loin de moi l’idée de ne pas apprécier les « petits » éditeurs (il suffit de parcourir un tout petit peu ce blog pour s’en rendre compte, je crois). Au moment où j’avais lu « Usurpation », je venais toutefois, hasard malencontreux, de tomber plusieurs fois en quelques semaines sur des livres réellement déficients en termes de relecture / correction, et j’avais donc été frappé, par contraste, par l’excellente tenue de celui-ci (sachant que oui, bien entendu, énormément de « petits » ou « moyens » éditeurs font un travail somptueux, sur ce plan aussi).
Il est vrai que certaines mises en page ou qualité de texte « piquent les yeux », je ne faisais que relever cette phrase qui m’a un peu heurté (n’ayez crainte, je m’en suis remis…).
Pour revenir à ce roman, car c’est de lui dont il s’agit, il semble assez fort, et cela donne envie de le découvrir, merci.