L’imprécation pour revendiquer une liberté toute à créer. Impressionnant de force langagière.
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Publié en mai 2014, un peu plus d’un an après son « Irène, Nestor et la vérité », le deuxième texte de Catherine Ysmal, également chez Quidam, explore avec force une autre facette du langage comme tentative potentiellement désespérée de créer du lien authentique entre les êtres.
« Irène, Nestor et la vérité » questionnait sans relâche au long de ses 160 pages ce que je m’étais permis d’appeler à l’époque la double hélice de l’ADN de l’incommunicabilité langagière, entrechoquant terriblement deux monologues sincères qui ne pouvaient se pénétrer l’un l’autre.
En 30 pages seulement, « À vous tous, je rends la couronne » propose un tout autre usage, peut-être encore plus radical (mais constituant peut-être aussi, en somme, une tentative de fusion des deux langues intérieures irréconciliables du roman précédent), du pouvoir de création revendiqué dans le langage. Enterrant son père, Ilya conçoit une gigantesque imprécation libératrice, qui doit le dégager de la gangue langagière paternelle (et maternelle, mère à qui il est tout particulièrement temps de « rendre la couronne »), qui doit le faire muer de « bon fils » à « être à part entière », peut-être même – qui sait ? – libre, de ce fait.
Jetant tour à tour bombes et grenades savamment agencées, dans un ordre ne devant rien au hasard, Ilya tente, en toute rage poétique maîtrisée, de déjouer les pièges des routines du langage imposé pour se mettre à exister. Un passionnant écho y résonne plus particulièrement pour moi : celui d’une belle discussion autour de Hugues Jallon, à l’automne dernier chez Charybde, où était évoqué, justement, le pouvoir performatif de la vocifération (celle d’Antoine Volodine lorsqu’elle rencontre la musique de Denis Frajerman), de l’imprécation (celle du héros toujours jeune de René-Victor Pilhes), du slogan (celui, encore, d’Antoine Volodine lorsqu’il devient Maria Soudaïeva), et de l’injonction, insidieusement inquiétante (dans le « Zone de combat » de Hugues Jallon) ou plus subtilement feutrée (dans son « Le début de quelque chose »).
Avec ce texte, sans doute plus encore qu’avec le précédent, Catherine Ysmal entre dans une petite cour où on ne trouve pas tant d’auteurs que cela, celle des authentiques artistes du langage, arme poétique intelligente et brutale.
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« – Taisez-vous, fantoches autoritaires, faiseurs de mots, dompteurs crétins, bateleurs impuissants à ramener la cacophonie en chaos véritable, les vers à la vie, contre ceux qui malgré tout s’échappent du corps, quadrillages sur les hanches, têtes d’épingle, furoncles emmanchés sous la peau et que vous lisez d’une langue inadaptée aux déroulés fleuves. Je ne veux pas que l’on me ferme les frontières de l’invisible, ni faire mien un réel dévasté et preuve, la richesse des galets au regard de la tristesse de vos tombes. Vert marbre contre minéral. Caporal-chef ès miel duveteux contre éboulis. Je vous tuerai tous. Un à un. Et morts, je vous tue sans relâche, et coupe vos gangues. »
« Il m’aura fallu attendre longtemps sur le seuil du nom afin de me soustraire d’une langue imprononçable. Ni la mienne, ni celle d’un autre, mais une langue commune : décor défraîchi sur lequel je collais quelques lettres ou, au mieux, des mots qui me venaient de derrière la tête. Je tentais de raccommoder des fluides, matières molles, substances larvaires, exhortant le mou à plus de fermeté, dur à l’image de mon corps tendu, comme cette plaque posée à même le sol, tombeau d’une famille par la mère, là où tout demeurerait inconnu sinon ce qui se disait dans l’incongruité d’un geste habité par la pierre.
C’est aussi celle que j’ai foulée au cimetière. Cette plaque entourée d’herbe. Sur celle-ci que j’ai mis un bouquet de coquelicots fanés piqué de la tombe d’un illustre poète.
Et je profane la langue. Je vole.
Et continue encore à l’affirmer en parcourant les allées ceintes d’aïeux qui, même raides, continuent d’expectorer. »
« La machine à laver, j’aurais trouvé plus simple. Proche de notre siècle. Moins stupide qu’elle y enfile le linge et qu’elle appuie sur un bouton. Elle le faisait d’ailleurs, une fois certaine d’avoir gagné ses auréoles et de les avoir posées au-dessus de sa tête.
À ma mère, je rends la couronne, je n’en ai besoin d’aucune. »
« Mes langues qui, à coup de grandes pelletées, pourfendent leur atavisme et traquent leurs ombres puisque partout des mots depuis l’enfance. Graphies sur boîtes, étiquettes, chansons, néons clignant de sens, obus, béton, tags, pubs, discours ferrés dans des formules.
Puisque partout, à l’âge d’homme, des mots entravés dans des échafaudages d’architectes sous contrat, de graphomanes nostalgiques, de cultivateurs sédentaires, idiomes promus à la hauteur d’un clocher urbain, lui-même battant prétendument sa coulpe. Hou Hou, doigt tendu. Ah, Ah, la liberté, la Liberté ! »
« Ma première vision se corrode à la réalité, le ventre de l’océan est repu de navires de la marine marchande, de sérieux stratégique, de débarquements tandis qu’à la seconde l’albatros marche dans ses mille ans et boit le noir. Le gras de mon crayon – huile qui me conduit de pointillés en traits extatiques – m’absorbe dans son sillage, bouillonnant, et c’est tout entier que je chauffe, sorcier roux passé à la vindicte des épines dont on me troue le corps pour savoir si je nage ou si noyé, il me reste du temps jusqu’à une nouvelle image. »
« Je ne sais pas ce que tuer voudrait dire. Je le veux pourtant. Je trinque à l’eau de vie une tasse dans chaque main. Puis, toujours accroché au beffroi ou lui à moi, je ne sais plus, je regarde ce chat crevé et au loin, le cimetière où il y a mon père auprès duquel meurt cette part de moi-même qui m’obligeait à me taire ou bien à répéter. »
La belle lecture d’Anne Vivier sur son blog Racines est ici.
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.
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