Une talentueuse et glaçante incursion dans le psychisme d’un sniper d’une moderne boucherie ethno-patriotique.
Paru en 2003, le premier roman de Mathias Énard suit pas à pas, de l’intérieur, les nuits et les jours d’un sniper balkanique contemporain, dans un contexte évoquant clairement le siège de Sarajevo, mais sans que l’on sache vraiment si le narrateur est serbe, croate ou bosniaque, ce qui est, ici, sans grande importance.
Il y a bien là une fascination proprement « militaire » pour le travail quotidien et dévoyé du tireur d’élite au cœur d’une guerre civile d’une rare sauvagerie, sur la « distinction » qui le sépare progressivement du tout-venant des troupes et milices chargées des contrôles aux barrages, des interrogatoires musclés et des « disparitions » d’individus.
« Avant même la cible, l’important c’est soi-même. Il faut organiser l’espace, qu’on se trouve sur un toit, derrière une fenêtre, n’importe où, il faut le contrôler, le faire sien. Rien de plus ennuyeux que le passage d’un chat dans son dos, ou l’envol d’un oiseau. Il faut être soi et rien d’autre. »
Le roman atteint une autre dimension, plus forte, plus enveloppante et plus insidieuse, lorsque le lecteur assiste au changement, assez rapide, du psychisme du sniper, sur lequel cette « distinction militaire » provoque une perte presque totale de repères, remplacés par des panneaux indicateurs très personnels, sans qu’il s’en rende véritablement compte, se contenant de noter les attitudes qui changent, peu à peu, chez ses interlocuteurs, la peur ou le dégoût masqué s’installant solidement aux côtés du respect initial. C’est dans la prédation, benoîtement assumée, à l’égard de la jeune fille de quinze ans employée à garder sa mère devenant folle que le dérapage complet du sniper apparaîtra à nos yeux, sans que cela change grand-chose vis-à-vis d’un monde extérieur durablement coincé dans la boucherie ethno-patriotique…
Cinq ans avant le grand « Zone » (que l’on peut acheter ici), c’était déjà du grand art.
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