Malmener ses personnages pour créer un redoutable prisme social dans un exceptionnel flot d’humour.
Paru en 2002, traduit en français en 2003 par Éric Vial chez Lunes d’Encre, le second roman de Tommaso Pincio – avant le récent et magique « Cinacitta » – constituait un tour de force, décrivant « de l’intérieur » le parcours halluciné, de l’état de Washington à l’Arizona, d’un schizophrène, depuis l’âge de 9 ans, obsédé par les body snatchers, vivant de la lente cession de son stock de jouets futuristes, que l’héroïne (drogue jamais nommée, et appelée « l’arrangement »), découverte à travers un ami également paumé (mais guitariste, compositeur et parolier) nommé Kurt – qui ressemble furieusement à un possible Kurt Cobain – soulagera provisoirement avant de le placer sur un aller simple pour l’enfer…
« Cela dit, sur le fait qu’il n’est pas vraiment facile de trouver un trou plus gris qu’Aberdeen, il n’y a pas beaucoup à discuter. D’ailleurs, comment peux-tu espérer tenir le coup dans un endroit où parmi les principaux événements culturels de l’année on inclut les concours de tronçonneuse ? C’est normal qu’après il te vienne à l’idée de te suicider, ou de détester les hiboux, ce que font ceux qui n’ont pas encore pensé à se suicider. »
« Bien qu’il ne se sente pas concerné par la disparition de l’ancien Coca, il voyait dans toute cette opération un sinistre dessein. Il connaissait bien la stratégie qu’on mettait progressivement en œuvre. C’était celle du changement non demandé. Personne n’avait demandé à la Company de remplacer l’ancien Coca par un nouveau, même pas pour l’améliorer. Les gens n’avaient pas de problème avec le Coca, il leur convenait tout à fait comme il était. Et les autres, que dalle, ils ont fait un cirque pas possible pour renouveler quelque chose qu’on a dû ensuite ramener rapidement à son état d’origine, comme c’était prévisible. Une absurdité, en apparence. Mais il y avait un but caché. Ils voulaient devenir des « classiques ». S’arroger une autorité impérissable et indiscutable sur le marché, et au-delà. Et si ça, ce n’est pas un sinistre dessein… »
« Les images projetées sur le sachet étaient même bien trop opaques, moralement parlant. Homer savait bien que l’arrangement qu’il contenait devait avoir des contre-indications. N’importe quel médicament en a. Et souvent, plus le médicament est efficace et plus ces contre-indications peuvent représenter un danger. C’est une loi universelle. Qui s’applique même au premier Amendement : de fait, il n’est pas si rare que d’infortunés citoyens se prennent une balle en plein front parce qu’ils vivent dans un pays libre, ou qu’ils perdent tout parce qu’ils n’ont pas bien su se servir de la liberté de chercher le toujours plus qui leur manquait toujours. »
Comme elle s’amplifiera avec « Cinacitta », la « méthode Pincio », sans tendresse pour ses personnages, nous fait partager en souriant jaune leur folie intime, fournissant au passage un redoutable prisme sur le décor social… Hilarant et dur à la fois, rempli ici de références grunge et cinéma que l’on se plaira aussi à débusquer au fil des pages. Un roman bizarre et extrêmement réussi.
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